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du Nil et du désert. Appuyée contre la montagne nue du Mokattam, elle a un air de commandement et de majesté orientale. Montons par la route en turban ; entrons dans la forteresse ; faisons le tour de la mosquée, et plaçons-nous à son angle ouest, au bout de l’esplanade. La voilà couchée à nos pieds comme une sultane, entre le désert et les bords verdoyants du Nil, la reine des cités arabes, El Kahirèh la Victorieuse. Au premier plan, la place Roumélièh dresse la superbe façade de la mosquée Sultan Hassan, basanée comme un visage de Bédouin. Là-bas, celle de Touloun élève son gros minaret primitif, entouré d’un escalier tournant. Puis, jusqu’à l’horizon s’étale la populeuse ville arabe de quatre cent mille âmes, inondée de lumière. Des touffes vertes de palmiers et d’innombrables minarets en émergent. Plus loin, le quartier européen d’Ismaïlia et de l’Ezbékièh baigne ses blanches villas et ses palais luxueux en de riches verdures jusqu’au port de Boulaq et aux jardins touffus de la Choubra. Puis vient la zone verte et cultivée du Nil. Elle s’étend sur un espace de deux lieues au delà du fleuve qui coule paisiblement entre les moissons naissantes, arrosées de ses eaux. Enfin, la ligne rousse du désert ferme l’horizon. Les trois pyramides de Gizèh, celles d’Abousir et de Sakarah se dessinent en noir sur le couchant incendié et vont se perdre dans les sables comme les pierres milliaires de l’infini.

La beauté de ce spectacle qui enchante les yeux s’avive et s’anime de ce qu’il évoque au souvenir, de ce qu’il dit à l’esprit. Car cette fête de couleurs est aussi une merveilleuse leçon d’histoire. Les quatre zones si nettement tranchées, qui se dessinent sous nos yeux, correspondent aux quatre couches humaines qui se sont superposées dans le cours des siècles sur la terre de Mizraïm, — La brune cité musulmane du premier plan nous représente la conquête arabe et la prise de possession du vieux peuple égyptien par l’Islam, il y a douze siècles. — La blancheur éparse du quartier européen est la marque de l’Occident, qui vint communiquer, il y a cent ans, à ce pays, l’impulsion civilisatrice par des Gaulois sous la conduite d’un chef corse. — La zone verte et cultivée du Nil nous représente l’étonnante race des fellahs, immuable depuis des milliers d’années, pauvre et misérable, mais laborieuse, féconde et vivaco comme le limon dont elle se nourrit, et qui engloutit à la longue en se les assimilant les conquérans dont elle subit le fouet. — Enfin, avec les Pyramides qui se profilent sur le désert rougeâtre, nous apparaît l’Égypte des Pharaons. Plus immuable encore que le Nil, impassible et abstraite, indestructible au milieu des sables qu’elle affronte, indifférente à l’histoire qui s’écoule à ses pieds, elle