teurs inconsciens, pareils aux forces aveugles de la nature. Mais l’événement leur donne un éclatant démenti, s’il est vrai qu’il n’y a guère de grand écrivain qui n’ait été doublé d’un critique avisé. Pour ce qui est de Maupassant, on a dit qu’il portait ses contes naturellement, comme les pommiers de sa Normandie portent leurs pommes. Cela n’est pas exact. Je ne sais même s’il serait exagéré de dire qu’il avait ses théories, quoiqu’il ait, lui centième, protesté contre les théories en littérature. Mais en tout cas il avait réfléchi à propos des théories qui avaient cours autour de lui ; et ici son originalité consiste dans les corrections et dans les réserves qu’il apporte à la théorie des écrivains réalistes ou naturalistes, et qui proviennent d’une connaissance plus judicieuse des exigences de l’art.
C’est la prétention de ces écrivains de « faire vrai » ; et il n’en serait pas de plus légitime, si d’ailleurs ce souci du vrai n’avait tant de fois servi de prétexte à des recherches bizarres et aussi étrangères à la vérité qu’à la beauté. Ils prétendent, en outre, n’exprimant rien que la vérité, l’exprimer tout entière, c’est-à-dire donner de la vie une image qui lui soit exactement semblable. Mais la vie est composée de menus faits parmi lesquels il en est d’indifférens, d’illogiques ou de contradictoires. L’artiste ne prendra dans cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet ; et c’est précisément en faisant œuvre de choix qu’il fera œuvre d’art. La vie présente tout au même plan, précipite les faits ou les laisse se traîner indéfiniment. « L’art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événemens essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient. » Il corrige sans cesse les événemens au profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité. À ce prix, il arrivera, « au lieu de nous montrer la photographie banale de la vie, à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité elle-même ». Mais qui parle de réalité, et de quelle réalité parle-t-on, s’il est vrai qu’elle apparaisse différente à chaque individu ? « Chacun de nous se fait une illusion du monde… suivant sa nature. L’écrivain n’a d’autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d’art qu’il a appris et dont il peut disposer[1]. » — Tout cela aboutit à séparer nettement l’art de la vie, celui-là devant être de celle-ci une reproduction d’autant plus précieuse qu’il ne cherchera pas à en être une copie ser-
- ↑ Voir Préface de Pierre et Jean.