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IV

Cette philosophie, — si c’en est une, — philosophie à courte vue, mais dont Maupassant adopte avec une sorte d’âpre conviction les conclusions grossières et désolantes, donne à l’œuvre de l’écrivain sa signification et sa valeur humaine. Ce qui, au point de vue spécial des lettres, en fait la valeur, c’est que Maupassant, plus qu’aucun autre des écrivains de sa génération, a été un artiste.

Car nous avons des savants qui, sous couleur de littérature, promettent de nous donner de l’histoire, de l’histoire naturelle et de la sociologie ; nous avons des romanciers pour nous présenter la réalité toute nue et toute crue dans ce qu’elle a de décousu, d’incohérent et d’inchoatif, des dramatistes pour nous offrir des tranches de vie, des poètes pour suggérer rien que par le jeu des voyelles tout un monde de sensations, et, je pense, aussi des peintres et des sculpteurs et des musiciens de mots ; mais ce dont nous manquons le plus, c’est d’écrivains sachant qu’écrire est un art qui a ses moyens d’expression qui lui sont propres, ses règles et ses lois dont l’application est par elle-même quelque chose de beau, et qu’avant même d’être un art c’est un métier où l’on est d’abord apprenti et où, pour passer maître, il faut avoir fait son chef-d’œuvre. Ici encore Maupassant ne nous a pas laissé de bien longues confidences, mais il y suffit de quelques lignes telles que celles-ci : « Ceux, dit-il, que rien ne satisfait, que tout dégoûte parce qu’ils rêvent mieux, à qui tout semble défloré déjà, à qui leur œuvre donne toujours l’impression d’un travail inutile et commun, en arrivent à juger l’art littéraire une chose insaisissable, mystérieuse, que nous dévoilent à peine quelques pages des plus grands maîtres. Nous autres qui sommes seulement des travailleurs consciens et tenaces, nous ne pouvons lutter contre l’invincible découragement que par la continuité de l’effort[1]. » Et ce qui est plus éloquent, plus concluant surtout que des protestations, c’est en effet à travers son œuvre la continuité de l’effort.

Le premier signe auquel l’artiste se reconnaît, c’est qu’il a de son art quelque idée ; il sait quel en est l’objet et quels en sont les procédés ; il sait lui-même l’œuvre qu’il y veut faire et par quels moyens il espère y réussir. Poètes et romanciers et tous ceux qui s’intitulent eux-mêmes « écrivains originaux », ils n’ont pas coutume d’en convenir. Ils mettent leur coquetterie à laisser croire qu’ils ne savent ce qu’ils font. Une belle œuvre leur semble plus belle s’ils ne l’ont pas faite exprès. C’est leur ambition de passer pour des produc-

  1. Préface de Pierre et Jean.