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de toute idée ; et, tel qu’il nous le montre, à peine est-ce encore un sentiment. L’humanité, habile à se tromper, rêve d’union des âmes dans l’amour, d’oubli de soi, de désintéressement et d’abnégation, d’unions mystiques, étrangères aux nécessités de la matière, supérieures aux surprises des sens et qui survivraient seules durables dans l’anéantissement et dans la destruction de tout. Ce sont de beaux rêves. C’est un tissu de mensonges, séduisant mais si frêle ! Cet idéal que « nous poursuivons sans jamais l’atteindre, derrière toutes les surprises de la beauté qui semble contenir de la pensée, dans l’infini du regard qui n’est qu’une nuance de l’iris, dans le charme du sourire venu d’un pli de la lèvre et d’un éclair d’émail, dans la grâce du mouvement né du hasard et de l’harmonie des formes », s’il nous échappe toujours et s’il nous laisse seulement plus lassés après une vaine poursuite, c’est apparemment qu’il n’est qu’une chimère. La Joconde, après des siècles, n’a pas livré le secret de son sourire, et ses amans sont désespérés pour avoir voulu déchiffrer une énigme dont le mot n’existe pas. Mais il y a dans le musée de Syracuse une admirable statue de Vénus : « Ce n’est point la femme poétisée, la femme idéalisée, la femme divine ou majestueuse comme la Vénus de Milo, c’est la femme telle qu’elle est, telle qu’on l’aime, telle qu’on la désire, telle qu’on la veut étreindre. Elle est grasse, avec la poitrine forte, la hanche puissante et la jambe un peu lourde[1]. » C’est la Vénus charnelle, et c’est la Vénus rustique : une paysanne faite en déesse. Elle est divine, non parce qu’elle exprime une pensée, mais seulement parce qu’elle est belle. C’est la Beauté, piège tendu par la nature à l’individu en vue de la reproduction de l’espèce. C’est elle que nous recherchons à travers les formes, si incomplètes soient-elles, qu’elle revêt dans nos corps imparfaits ; elle qui nous attire par un invincible attrait. Elle éveille au plus profond de notre être des ardeurs inexpliquées et violentes, aux époques surtout où le renouveau de l’année fait monter au cœur de tous les vivans une même sève et un même besoin d’aimer. On voit alors, à travers la forêt des usages, des lois et des conventions, s’unir ceux qu’entraîne l’un vers l’autre une même force irrésistible, et se ruer avec des sanglots que leur arrachent tour à tour ou tout ensemble le plaisir, la rage et la haine, comme on voyait dans les forêts primitives se ruer et s’entretuer les mâles pour l’amour de la femelle impassible, impudique et superbe.

L’amour ainsi compris, dépourvu de ce que Maupassant appelle quelque part la musique de l’amour, et réduit à n’être que

  1. La Vie errante, p. 118.