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l’écrivain rien n’appartient au public que son œuvre, indépendamment des origines d’où elle est sortie, des élémens dont elle est composée, des procédés par quoi elle a été élaborée ; rien que l’œuvre formant un tout à la manière des êtres organisés, vivante et impersonnelle.

Aussi l’impersonnalité est-elle le caractère qui frappe d’abord dans l’œuvre de Maupassant. L’auteur s’efforce d’en être comme absent, ne laissant point percer son émotion, ne trahissant jamais sa présence par l’expression d’un jugement, mais content de faire passer sous nos yeux des êtres et des événemens, à la manière de la nature féconde et indifférente. D’autres, obstinément repliés sur eux-mêmes, ne sauront, sous des formes différentes, que retracer l’histoire de leur âme. Pour lui, au contraire, il tâche à sortir de soi afin d’aller vivre la vie de personnages qui diffèrent de lui comme ils diffèrent entre eux. Il prend toutes les attitudes et tous les tons. Que si le lecteur malgré cela arrive à découvrir derrière ces récits la nature elle-même du conteur, l’espèce de son tempérament et de sa sensibilité, son humeur triste ou gaie : c’est qu’une œuvre, à moins d’être médiocre et sans portée, ne peut manquer de nous renseigner sur le tour d’esprit de celui qui l’a conçue. Il reste que l’écrivain impersonnel, au lieu de ne chercher qu’un moyen détourné pour se mettre en scène, a eu pour unique souci de créer un monde de personnages animés de leur vie propre. Son art est extérieur et objectif.

Cela dit, il faut se hâter d’ajouter que nul ne doit plus que Maupassant à l’expérience qu’il a faite de la vie, et pour ainsi dire au matériel de cette expérience : spectacles auxquels il a assisté, rencontres qu’il a faites, anecdotes qu’on lui a rapportées. En sorte que si on voulait, comme on dit, rendre compte de la genèse de son œuvre, il faudrait le suivre pas à pas, énumérer les milieux qu’il a traversés, les incidens dont il a été le témoin, les personnages qui ont posé devant lui ; mais en les énumérant on ferait le catalogue de tous ses récits. Cela est pour le moins curieux ; et il faut y insister, puisque nous découvrirons par là quel est spécialement le tour d’esprit de Maupassant, cette disposition originelle qui fait qu’un homme devient un écrivain et d’une famille déterminée d’écrivains.

Guy de Maupassant est né en Normandie ; il y a passé toute sa jeunesse ; il y a fait par la suite de fréquens séjours. C’est aussi la Normandie qui a fourni le plus de matière à son observation. Elle lui a fourni paysages et personnages : chemins bordés de pommiers, intérieurs de fermes, places de marchés, cabarets et tribunaux, coutumes locales, longues mangeailles après les noces, les baptêmes et les enterremens, et toute cette population