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Passant à quelque chose de plus général, M. Gréard expose l’idée de diverses recherches à entreprendre en commun, car cette besogne de l’orthographe n’est que la moindre de celles que comprenait la charte de fondation.

Si l’on pense à tous les affluens que la poésie, le théâtre, la politique, la science, l’observation de la vie populaire, ont apportés depuis soixante ans à notre langue, on se convainc qu’il y aurait autre chose à faire que de rééditer le Dictionnaire de 1835. En recueillant les locutions, en définissant les sens, en expliquant les expressions détournées et les métaphores, on pourrait en faire une œuvre nouvelle. Un travail de ce genre serait bien dans la direction et dans la donnée première de l’Académie.

Au contraire, parmi les propositions de M. Gréard, il en est une dont je me permettrai de la dissuader. La note émet l’idée d’une sorte de Dictionnaire étymologique où les mots seraient rangés par familles. C’est là une entreprise pour laquelle l’Académie n’est nullement préparée. Non seulement elle n’y est point préparée, mais on peut dire, sans lui manquer de respect, que les aptitudes nécessaires, et l’inclination même, lui manquent. Il y a deux manières d’envisager le langage, suivant qu’on le considère en artiste ou en historien. L’esprit de recherche historique n’est pas celui de l’Académie : sa pensée est orientée dans un autre sens. Elle voit en avant, quoique d’une vue un peu incertaine ; elle pressent le futur développement de la langue. C’est là son véritable rôle et sa tâche. Elle fera sagement de s’y tenir.

Nous avons fini l’étude du rapport de M. Gréard. Interprète des aspirations d’un temps aussi divisé d’idées que le nôtre, on n’a pas le droit de s’étonner s’il a donné accès à quelques vues contestables. Il y aura bientôt deux cents ans que Fénelon écrivait sur les occupations de l’Académie une lettre pleine d’observations justes et profondes, et où cependant on trouve des chimères. C’est ainsi que d’époque en époque la vérité a besoin d’être cherchée. Il est naturel qu’à chaque nouvelle étape d’une œuvre séculaire on passe par quelques tâtonnemens. Mais aujourd’hui le public, à la fois distrait et pressé, voudrait que l’œuvre fût terminée avant qu’on en eût arrêté le plan. C’est quelque chose déjà d’en avoir ramené l’idée.

Michel Bréal.