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empire aussi florissant que le nôtre ». On ne se serait pas attendu que de là, de la cour de Versailles, viendrait la note patriotique.

Ceux qui plaident en faveur des étrangers ne me paraissent pas bien au courant du train ordinaire des choses. C’est à l’étranger que se conservent le plus longtemps les vieilles modes, les vieilles publications et les vieilles orthographes. Quelles vénérables éditions de nos classiques ne voit-on pas au delà des frontières ! L’étranger ne reconnaîtrait plus nos livres s’ils changeaient trop complètement d’aspect. L’histoire nous apprend que d’ordinaire les orthographes et les langues sombrent du même coup. Il se trouverait des gens pour publier que le français a cessé d’exister. Le latin est resté semblable à lui-même, au moins extérieurement, jusqu’au moment où Rome est tombée sous les coups des Barbares : encore, grâce à la religion, au droit, à l’administration, aux écoles, s’est-il toujours maintenu à côté de ses filles !

Je viens enfin à nos nouveaux concitoyens d’Algérie, de Madagascar, du Tonkin, du Cambodge et des côtes d’Afrique… Il faut d’abord nous réjouir du progrès des temps. Quel eût été l’étonnement de Colbert, protecteur de l’Académie française, si on était venu lui alléguer en cette matière les nègres de la Guadeloupe et de Saint-Domingue ! Il y a là une révolution tout à l’honneur de notre époque. Mais il ne faut pas que notre sympathie nous égare : les mieux doués de ces Français d’outre-mer auront plus vite fait de venir jusqu’à nous. Plusieurs n’ont pas attendu jusqu’aujourd’hui pour se faire ouvrir nos grandes écoles. Quant aux autres, en attendant qu’ils aient rejoint leurs frères aînés, pourquoi prendre un soin qui risquerait de tomber à faux ? Bien mieux que nous, ils savent ce qui les embarrasse, et, s’il faut simplifier, ils s’en chargent bien eux-mêmes. J’ai vu le projet d’une langue, appelée le nov latin, qui, prenant le milieu entre le français, l’italien, l’espagnol et le portugais, et se libérant de tout attirail grammatical, doit devenir un moyen de communication entre les peuples méditerranéens et leurs colonies. Assurément cela vaut mieux que le volapük, lequel avait essayé de combiner les langues germaniques avec les langues romanes. Mais le meilleur, en pareil cas, est de laisser faire la nature : non seulement elle supprime toutes les choses inutiles, mais, ne se bornant pas à ce côté négatif, elle invente des moyens d’expression nouveaux.

Il reste une dernière raison qui a été donnée : que de reviser notre orthographe ce serait un moyen d’aider notre extension au loin et de frayer les voies au pavillon français. Nous avons ici, je crois, un bel échantillon de ce que Bacon appelait une « idole de l’école ». Sont-ce là vraiment les instrumens de colonisation ? Nos explorateurs et nos marins savent mieux comment une nation se