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chaîne méridionale d’Haïti. Longue de 380 kilomètres, orientée de l’est à l’ouest, cette chaîne projette, à l’entrée du détroit de la Jamaïque, la masse compacte du cap Tiburon ou des Requins. À notre gauche s’estompaient, ainsi qu’en un rêve, les montagnes bleues de la Jamaïque ; à l’avant, mais invisibles encore, s’allongeaient les côtes de Cuba et s’ouvrait le Paseo de los vientos. Le monde antilien, baigné dans une mer d’azur, illuminé d’une incomparable auréole de lumière, enveloppé des effluves ardens de son soleil tropical, surgissait du sein de la Méditerranée américaine.

Les heures qui suivirent n’étaient ni pour effacer, ni pour affaiblir l’impression première. La lune déversait sa lueur blanche sur le pont où les danses succédaient aux danses. Dans sa marche rapide l’Océan Queen dépassait la baie des Gonaïves, le cap Tiburon disparaissait à tribord ; la Plate-forme, le Gibraltar d’Haïti, se dressait au milieu des ravins solitaires et sauvages dénommés les « Jardins du diable ; » à bâbord, le cap Maisi dessinait l’extrémité orientale de Cuba. Par-delà le détroit, le lendemain, d’autres terres apparaissaient, corbeilles de verdure semées sur l’Océan, puis des îlots de corail, nus et blancs, changeant de forme et d’aspect, selon que la marée hausse ou baisse, se dédoublant, se multipliait ainsi qu’en un kaléidoscope mouvant. C’étaient les Bahama, terres naissantes que les madrépores édifient sur les cimes englouties d’un continent disparu : six cents îles et deux mille quatre cents îlots émergeant des flots et déployés en un gigantesque brise-lames, entre la houle de l’Atlantique et les côtes des Grandes Antilles.

Le monde insulaire qui, en arrière de lui, s’étend : Cuba, la Jamaïque, Saint-Domingue, dépeuplées par l’Europe et repeuplées par l’Afrique, évoque le souvenir des hardis navigateurs du XVe siècle ; Guanahani, aujourd’hui San-Salvador, fut, croit-on, la première terre sur laquelle Colomb reposa ses yeux, fatigués de sonder l’horizon. Plus vaste que notre Méditerranée européenne, semée d’îles autrement riches et riantes, la Méditerranée américaine n’a cependant pas le grand passé de la nôtre. Son histoire date d’hier, semble-t-il, histoire sombre comme la race qui peuple ces terres, tragique et violente comme la race qui les découvrit, histoire de rapts et de meurtres, de cruautés et de représailles, de prospérité éphémère et de misère. Mais sur elles passe un souffle nouveau ; en elles, après un long sommeil, la vie s’éveille au sifflement de la vapeur, au bruit strident des machines, au tintement de l’or. Elles entrent, elles aussi, dans le grand courant de l’activité humaine, de la production, du travail, de la concurrence ; si