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— Non.

— Slave ?

— Non, Français.

— Ah ! dit-il, en levant les bras, les Français, monsieur, je les ai vus si populaires dans ce Piémont, au temps de ma jeunesse ! Je suis médecin.

— Ah !

— J’ai assisté à l’entrée de vos troupes à Milan, de vos troupes mêlées aux nôtres. Vous ne pouvez vous figurer cet enthousiasme. Vos soldats changeaient de képi avec les soldats italiens. Des dames, de grandes dames, que je vous nommerais encore, les embrassaient. Les fleurs tombaient en pluie des fenêtres. Et les drapeaux, et les arcs de triomphe, et les cris répétés : « Vive la France, vive l’Italie ! » Que c’était beau ! Moi, j’ai soigné vos blessés, monsieur !

Je lui demandai, au hasard :

— Connaissez-vous le général F… ?

— Le capitaine F… ?

— Non, il est devenu général, depuis.

— Si je le connais ! C’est moi qui l’ai porté ! J’étais aide-major, chargé de conduire un convoi de blessés à Brescia. C’est moi qui ai descendu le capitaine, et qui l’ai mis sur la civière en arrivant dans la ville. Même, il a dit : « Que cela fait de bien ! Vous me portez comme un enfant ! Je ne souffre plus ! » Nous pensions aller à l’hôpital. Ah ! bien oui ! Tout le monde, tous les riches de la ville se disputaient l’honneur de soigner les soldats français ! Le reverrez-vous ?

— Certainement.

— Il ne doit pas m’avoir oublié. Vous lui direz que vous avez rencontré le vieux docteur S., qui demeure, bien inconnu, à Pieve di Secco, mais qui se rappelle avec bonheur les jours de Solférino, de Magenta, de Palestro. Hélas ! monsieur, ces temps où Italiens et Français se comprenaient et s’aimaient ne reparaîtront plus !

Je lui répondis :

Chi lo sa ?

Il me regarda, étonné, avec une émotion qui faisait battre ses paupières, et, au moment où le train s’arrêtait, se levant pour descendre à l’avant-dernière station italienne, il me serra les deux mains :

— Vous avez peut-être raison, monsieur, chi lo sa ?


RENE BAZIN.