Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/951

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

république il nous a été hostile. Malgré la distance, quoique la géographie nous ait fait des alliés naturels, quoique, suivant le mot de Napoléon, « nous ne sachions où nous rencontrer pour nous battre, » la France nous a fait des guerres acharnées et toutes les tentatives d’alliance ont misérablement échoué. Tilsit et Erfurt n’ont été que des épisodes. Sous Louis XVIII et Charles X, le rapprochement a été précaire et stérile. Les principes de conservation monarchique en étaient le lien. Les principes libéraux de 1830 ont été le dissolvant. Après la guerre de Crimée, le moment a semblé favorable à une entente sérieuse entre les deux pays, séparés par des malentendus théoriques et des fautes réciproques, plutôt que par leurs intérêts positifs qui ne sont pas contraires. Cet essai n’a réussi qu’à retarder l’explosion d’un nouveau conflit (la Pologne). L’expérience paraît concluante. Plus elle a été sérieuse, plus l’échec auquel elle a abouti doit démontrer l’incompatibilité des tendances des deux pays. La cause, disait en terminant le document auquel nous empruntons ces lignes, en réside dans le besoin de bouleversement qui tourmente la nation française, en face du besoin de repos qu’éprouve la nation russe. »

Singulière ironie de l’histoire ! Ce que le monarchiste Chateaubriand n’avait pu faire, des ministres républicains, MM. Ribot et Develle, l’effectuent. Et c’est précisément en vue du maintien de la paix que l’autocrate du nord est induit à lier partie avec les démocrates, naguère tumultueux, aujourd’hui assagis, de l’occident. Le haut personnage moscovite, dont nous citons plus haut les avis relatifs à la France, s’exprimait ainsi, vers 1865, sur le compte de la Prusse : « Nos rapports avec cette puissance ont toujours été bons. Nous n’avons guère d’intérêts divergens ; elle nous est une barrière contre la France. Nous devons désirer qu’elle se fortifie ; ce désir n’irait probablement pas jusqu’à prendre les armes pour la défendre, si elle était attaquée sur le Rhin ; mais, diplomatiquement, notre concours lui est acquis. »

Quant à l’Allemagne proprement dite, on reconnaissait en Russie que la confédération germanique avait perdu toute importance en Europe par suite de ses incurables dissensions intérieures, et que la conscience de cet état de dégradation poussait les Allemands au désespoir. Ceux-ci, comme on désire toujours ce que l’on n’a pas, brûlaient de jouer un grand rôle, et tendaient à tout prix à l’unité. Le cabinet de Pétersbourg, préoccupé à juste titre de cette éventualité, estimait alors n’avoir aucun profit à maintenir la faiblesse extrême de la confédération, qui avait fait de l’Allemagne une proie facile pour Napoléon au début du siècle, et l’avait empêché plus tard, dans toutes les crises qu’avait traversées la Russie, — notamment dans la guerre de 1855, — de résister efficacement à la pression des adversaires de l’empire moscovite.