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aussi haut. En Allemagne et dans les pays Scandinaves, notamment, ses livres ont produit une véritable révolution au double point de vue littéraire et moral : ils y ont détrôné M. Zola, et substitué à la conception positiviste, réaliste, scientifique de la vie une conception plus sentimentale, moins intellectuelle, plus chrétienne.

Mais c’est surtout en Russie que les doctrines morales du comte Tolstoï avaient chance d’être entendues. En outre de ce qu’elles ont d’universel, de foncièrement humain et chrétien, elles sont encore l’expression des tendances les plus profondes de l’âme russe. Le comte Tolstoï leur a donné leur forme définitive ; mais on les trouve déjà dans les Lettres à mes amis de Gogol, dans les poèmes de Nekrasof, dans les romans de Dostoïevsky, dans les beaux drames d’Ostrovsky. On les trouve plus expressément encore dans tous les proverbes du peuple russe, dans toutes ses vieilles coutumes nationales. Vous savez qu’il n’y a point pour le paysan russe de créature plus respectable, plus sacrée que le simple d’esprit, le yourodivetz, cet homme de Dieu qui s’en va sur les routes, apportant la bénédiction aux enfans qu’il rencontre. Les paysans russes, en attendant que la civilisation les rende pareils à ceux de la Terre de M. Zola, réalisent d’instinct l’idéal moral du comte Tolstoï. Sans avoir lu ses livres, ils ont horreur de la violence : des centaines parmi eux, tous les ans, se font envoyer aux mines plutôt que de prendre un fusil. Ils ont horreur aussi du travail ; à toutes les jouissances du luxe et de la richesse, ils préfèrent le repos. Et ils ont horreur aussi de la science, et de l’instruction, et de tous ces progrès dont nous sommes si fiers.

C’est ce que démontre, une fois de plus, un curieux article d’un paysan, que publie la Rouskoïe Obosrenie de septembre. Ce sage paysan s’est chargé de répondre au reproche qu’on faisait à ses frères de ne point vouloir s’instruire. « Il est vrai, dit-il, que les paysans russes se refusent obstinément à lire les livres qu’on écrit pour eux, les éditions à bon marché des classiques, les manuels, voire même les paraboles morales du comte Tolstoï. Mais c’est que tous ces livres n’ont rien pour les intéresser, tandis que les livres qu’ils lisent, les livres dits de colportage, suffisent parfaitement à tous les besoins de leur esprit. »

Et en effet ces livres ne peuvent manquer d’y suffire, à en juger par la liste que nous donne l’auteur de l’article. Ce sont les mêmes livres qu’on lisait en Russie avant Pierre le Grand : mais quels beaux et bons livres, combien supérieurs à tous les manuels pour inspirer le goût du rêve et l’amour de la vertu ! En premier lieu les Psaumes et les Évangiles ; puis des livres de prières ; puis les vies des saints, des saints russes en particulier, et aussi leurs ouvrages ; de saint Tychon d’outre-Don, de saint Ephrem, de saint Grégoire Louange-de-Dieu. Viennent ensuite d’innombrables petits traités sur les Joies du ciel et sur les Tourmens de l’enfer ; ensuite le Vrai voyage, qui est le voyage au salut ; ensuite des