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antérieures un esprit d’opposition. Il nous dit qu’il avait toujours eu de profondes convictions religieuses, et qu’il les avait toujours exprimées. Là-dessus, il s’élança du sofa où il était assis, courut dans la chambre voisine ; nous crûmes qu’il avait perdu la raison. Il revint avec un volume de ses Arabesques, et se mit à nous lire des passages de ce médiocre recueil. « Vous voyez bien, nous disait-il, que j’ai toujours affirmé les mêmes principes… De quel droit m’accuse-t-on d’avoir changé d’opinion ? » Voilà ce que nous disait l’auteur du Réviseur, la plus terrible satire qui jamais ait été écrite ! Enfin, Gogol posa le livre ; nous revînmes aux sujets généraux ; mais l’équilibre de son âme était décidément rompu. Il nous déclara qu’il était très mécontent de la façon dont les acteurs avaient joué son Reviseur ; il nous apprit qu’il se proposait de lire devant eux la pièce tout entière, pour leur montrer comment elle devait être jouée. Puis une vieille dame entra : elle apportait à Gogol une hostie consacrée : nous prîmes congé. »

Tourguenef raconte ensuite cette lecture publique du Reviseur où il assista : ce fut une scène lamentable. La plupart des acteurs à qui était destinée la lecture n’avaient point même daigné y venir. Le malheureux Gogol s’était pourtant mis en devoir de lire sa comédie ; mais on n’écoutait pas, de jeunes journalistes entraient et sortaient en parlant très haut ; Tourguenef s’en alla navré. Quelques mois après, Gogol était mort.


II

Personne plus que Tourguenef n’était tenu à l’indulgence envers son maître Gogol ; car il lui était arrivé, à lui aussi, d’être traité de renégat, et de se voir abandonné de ceux qu’il avait crus ses plus fidèles admirateurs. Qu’avait-il fait ? Comme Gogol, il avait changé d’opinion, ou plutôt il avait simplement complété de quelques traits nouveaux l’expression de son opinion ancienne, et ces quelques traits avaient suffi pour la faire paraître tout autre. Il semblerait que ces grands écrivains slaves aient eu ainsi des âmes à facettes, et qu’une infirmité naturelle les ait condamnés à ne montrer que l’un après l’autre les divers aspects de leur vision du monde. Aucun d’eux, ni Gogol, ni Tourguenef, ni Tolstoï, ne se sont jamais contredits : on trouverait en germe dans leurs premiers écrits les mêmes idées que plus tard ils ont développées ; mais leur pensée était si complexe, faite d’impressions si variées, qu’il leur a toujours été impossible de l’exprimer tout entière.

D’autant plus dure a dû leur paraître l’hostilité de leurs anciens amis. On vient de voir combien en souffrait Gogol : Tourguenef, lui aussi, l’a très vivement ressentie. Jusqu’à ses dernières années, il s’est souvenu de l’accueil qu’on avait fait en Russie à son Bazarof : tantôt il s’est défendu, d’autres fois la colère l’a porté à de nouvelles attaques.