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battu par la tempête. Mais, parce que j’ai aimé la justice et haï l’iniquité, je meurs en exil.

— Ce n’est point un exil, mon père, dit Pia, car voici que Dieu nous visite, et vos prières sont exaucées.

Il la vit debout, frémissante, les yeux rayonnans d’espérance.

Le dernier pèlerin descendait l’échelle de la galère.

Grégoire alors devina le miracle. Il ouvrit les bras, attira à lui la tête de la jeune fille, et, de ses lèvres pâles, il baisa la blonde chevelure.

— Dieu juste ! s’écria-t-il. Cette enfant a-t-elle pressenti le mystère de votre tendresse ? Et serai-je consolé en mourant des misères par lesquelles vous avez éprouvé votre vieux serviteur ? Joachim, courez au port. Je veux vivre jusqu’à votre retour.

Une rumeur étrange fut entendue derrière la porte de la chambre. Quelqu’un voulait entrer, malgré la sentinelle normande qui veillait sur le seuil, malgré les moines qui priaient en longue file dans le corridor. Et, tout à coup, Victorien parut, tête nue, vêtu en pèlerin, une croix rouge sur la poitrine.

Pia jeta un grand cri. Grégoire, soutenu par Joachim, se dressa sur son lit, les mains tendues vers le jeune chevalier :

— Je marche enfin, dit-il, dans l’avenue du paradis !

Victorien portait Pia serrée contre son cœur et, d’un ardent baiser, sous les yeux du pontife, le fiancé effaça la douleur d’une si amère séparation.

Grégoire, brisé par l’émotion, était retombé sur ses oreillers. Le jeune couple s’agenouilla contre le lit du moribond.

— Victorien, nous avions perdu tout espoir. Pourquoi avez-vous tardé si longtemps ?..

— Mon seigneur, j’ai été enlevé par les païens en pleine mer, chargé de chaînes, menacé de mort si je ne reniais Jésus-Christ pour Mahomet. Ils m’ont traîné jusqu’à Damas et m’ont vendu sur le marché de la ville. J’ai été esclave huit mois, toujours chrétien. Pia était mon unique pensée, ma force et ma noblesse de cœur. J’ai pu m’échapper et fuir à travers le désert, courant toujours vers Jérusalem. J’ai pleuré sur le tombeau du Sauveur le passé de mon père. Une tempête a retardé mon retour, l’autre nuit, sur les côtes de Sicile. Et me voici, à vos pieds, à la droite de Pia.

Le pape sourit faiblement et regarda quelques minutes les deux jeunes gens avec cette bonté d’aïeul qu’il avait eue le jour où la petite Pia s’était présentée à lui, pour la première fois, dans la solennité du concile du Latran :

— Demeurez ainsi, mon fils, tout près de moi et à ses côtés.