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tu iras sans tarder au saint Tombeau et tu l’embrasseras en mon nom !

— J’irai fidèlement, mon père, et votre vœu sera satisfait.

Ils attendirent, avec un grand recueillement, que la mort eût délivré cette âme malheureuse de ses liens terrestres. Puis, ils portèrent Cencius vers un monastère voisin du champ de bataille. Le convoi cheminait lentement dans l’ombre violette du crépuscule. Les moines prêtèrent leur église pour la veillée funèbre. À minuit, ils entrèrent au chœur et chantèrent, sur l’âme du baron, un office plaintif. L’abbé monta au pupitre et psalmodia une Lamentation. Il jeta, comme un cri qui remplit toute l’église et fit tressaillir Victorien, la parole douloureuse de Jérémie :

Patres nostri peccaverunt et non simt et nos iniquitates eorum portavimus.

Jusqu’au matin, Victorien et l’évêque prièrent aux côtés de Cencius.

Victorien demeura deux jours encore, avec son vieil ami, dans le couvent, pour y rendre à son père les honneurs de la sépulture chrétienne. Puis ils continuèrent tous deux leur voyage, jusqu’au Mont-Cassin, où s’était arrêté Grégoire VII.

Le pape approuva le projet du jeune homme d’entreprendre sur-le-champ le passage en Palestine. Une galère de Pise était toute prête à mettre à la voile, dans le port voisin de Gaëte.

— Allez, mon enfant, vous trouverez là-bas l’apaisement de votre deuil. Dieu recevra, pour le salut de votre père, vos prières et vos larmes. Vous verrez la région sacrée vers laquelle, dans ma jeunesse, mon âme a pris tant de fois son vol. Puis, vous reviendrez à Salerne. Et, vous ne l’oublierez point, je ne serai pas seul à vous y attendre.

Les adieux des deux fiancés se firent un soir sur la terrasse de la maison de Saint-Benoît, en face de l’un des plus beaux horizons qui soient au monde. Ils échangèrent peu de paroles. Mais leurs cœurs, tout remplis par les douleurs du passé et les espérances de l’avenir, n’avaient jamais été plus étroitement unis qu’au moment de cette solennelle séparation. Longtemps encore, à chaque détour du sentier qui descend de la montagne sainte, Victorien vit, accoudée au petit mur, et regardant du côté de la mer qui allait prendre son bien-aimé, la forme blanche de Pia. Et il se souvint de leur première entrevue, à la porte Saint-Laurent, et de la petite reine, dans sa dalmatique d’hermine, avec ses cheveux flottans, du bouquet embaumé d’herbes florentines que l’enfant, toute rieuse, lui avait jeté, et de la blanche vision qui s’éloignait, dans la poussière d’or du soleil couchant, abritée par l’étendard de