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long sur sa victime et, s’emparant du poignard du bandit, il lui ouvrit la gorge.

— Et maintenant, cria-t-il, que Satan ose s’attaquer à moi !

Puis, il releva la visière du capitaine inconnu, afin que la terre et le ciel vissent la face de l’homme assez hardi pour porter la main sur le serviteur des serviteurs de Dieu.

Alors Victorien poussa un cri de détresse désespérée. C’était Cencius qui expirait, couché sur l’herbe sanglante.

Le moine s’était redressé, dans l’orgueil de sa victoire, et avait rejeté le poignard. Il se tourna vers le pape, avec un visage illuminé d’une joie farouche.

Grégoire joignit ses mains, qui tremblaient.

Le jeune homme soutenait entre ses bras la tête livide de Cencius. Le père et le fils échangèrent un regard d’ineffable angoisse. Un profond silence s’était fait autour de l’homme qui allait mourir.

Cencius chercha les yeux de Grégoire et murmura, d’une voix éteinte :

— J’ai péché : ayez pitié de moi cette fois encore. J’ai peur. Je vois l’enfer, là, à mes côtés. J’implore votre miséricorde. Déodat, le démon qui m’a perdu et que mon fils a tué tout à l’heure, m’attire par la main dans le feu éternel. Sauvez mon âme, mon Seigneur !

— Il est trop tard, dit Egidius. L’heure de Dieu a sonné pour toi, l’heure de l’expiation sans merci !

— L’heure du pardon ! dit l’évêque d’Assise.

Et, les yeux fixés sur Victorien, Joachim ajouta :

— Le pape Grégoire a le cœur trop grand pour ne point pardonner !

Grégoire, à son tour, arrêta son regard sur le jeune chevalier de l’Église, sur l’enfant héroïque de la nuit de Noël : il rouvrit ses mains jointes, fit le signe de la croix sur Cencius et prononça le mot qu’attendait le mourant :

— Par la passion de Jésus, que tous tes péchés te soient remis.

Une lueur éclaira la figure de Cencius, et ses yeux, déjà voilés par l’agonie, se reposèrent avec douceur sur Victorien.

L’escorte chevaleresque se reforma autour des deux litières, et disparut bientôt du côté d’Anagni. Victorien resta seul avec Joachim et quelques serviteurs, près de son père expirant.

— Écoute, dit Cencius ; il m’a pardonné, mais je n’aurai la paix de Dieu que si le vœu que j’ai violé est accompli par toi : j’avais promis, le soir du jour terrible, d’aller en terre-sainte. J’ai trahi le serment et, dès lors, je me suis plongé dans le crime. Victorien,