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grands souvenirs de son pontificat. Il descendit à Saint-Jean-de-Latran et y pria, prosterné, le front contre le pavé ; puis, il se dirigea vers le désert de Sainte-Marie-Majeure. Mais il aperçut, du parvis, les portes de la basilique enfoncées et rompues à coups de béliers, qui pendaient sur leurs gonds ; il vit la désolation du sanctuaire, l’autel en ruines, la lampe éteinte ; il n’eut pas le courage de pénétrer dans l’église où, jadis, il avait été le témoin héroïque de son Dieu. Il rebroussa chemin, avec ses deux compagnons, la tête penchée sur la poitrine, silencieux, et rentra au Latran.

À minuit, les jardins pontificaux furent le théâtre d’une vision douloureuse. Grégoire VII, vêtu de sa simple robe de bénédictin, l’évêque d’Assise, le cardinal d’Albano, Pia, appuyée au bras de Victorien, l’abbé de Saint-Bénigne-de-Dijon, l’abbesse, soutenue par Egidius, quelques serviteurs et quelques patriciens romains, descendirent furtivement par les prairies et les bosquets jusqu’à l’issue voisine de la porte Latine. C’était une nuit suave, toute parfumée par les fleurs de tilleuls, de jasmins et de roses, une nuit étincelante, argentée par l’éclat de la lune, toute frissonnante de doux murmures. Le triste cortège glissait comme une file d’ombres, par les avenues de noirs cyprès, trouées çà et là de taches lumineuses. De loin en loin, le rossignol chantait sur les buissons fleuris. Pia, enveloppée d’un voile sombre, soupira en passant devant la logette de branchage où son cher Fulvo habitait dans la belle saison : le pauvre chevreuil de Mgr Saint-Eustache était mort, pendant le séjour de sa maîtresse au Saint-Ange, de chagrin ou de vieillesse. Egidius tremblait chaque fois qu’une touffe d’arbres, pénétrée par les rayons incertains de la lune, paraissait au coin d’un tapis de verdure avec une forme étrange, lentement balancée par la brise tiède de la nuit. Mais il était seul, dans cette grave compagnie d’exilés, à se souvenir des légendes fantastiques du Latran, à redouter l’apparition des papes de Tusculum ou des grandes courtisanes du saint-siège d’autrefois. Grégoire et ses derniers amis ne pensaient qu’à la chute inouïe du pontificat, au veuvage, peut-être éternel, de Rome, aux mystères du lendemain, au déclin de l’Église. Quand ils atteignirent, au-delà du cirque de Bacchus, les deux hauts rosiers solitaires qui avaient abrité leur premier baiser, Pia et Victorien se regardèrent avec un sourire mélancolique. Le jeune homme, par un léger détour, alla jusqu’aux deux arbres dont la senteur ne lui parut jamais plus enivrante, il cueillit à la hâte quelques roses, viatique d’amour, que Pia attachait à sa ceinture.

Deux litières attendaient au fond du jardin, l’une pour le pape, l’autre pour sa petite-nièce et l’abbesse. À la porte Latine étaient les