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tous les papes damnés comparaissaient en présence d’un concile formé par les cardinaux et les évêques qu’ils avaient étranglés ou fait mourir de misère au fond des puits du Saint-Ange. Ils étaient accusés par leurs victimes, jugés et condamnés à des tortures chaque année plus cruelles. Une haute figure voilée de noir, dont aucun témoin n’avait entrevu les traits, présidait cette assemblée de fantômes. Chacun d’eux portait le témoignage de sa mort : les uns, avec un couteau planté dans la gorge ou dans le cœur ; d’autres, mutilés et n’ayant plus visage humain ; d’autres, défigurés et livides, les yeux troubles et fixes, la chevelure souillée par les fanges du Tibre. Ils se tenaient assis en hémicycle, la mitre blanche sur le front, couverts de leurs chapes violettes, immobiles. Quant au pape voilé, tout en deuil, qui siégeait sur le trône, personne ne le nommait avec certitude. Était-ce saint Pierre, saint Grégoire le Grand, ou Formose ? Les moinillons qui se piquaient d’astrologie ou d’alchimie penchaient pour le pape Gerbert, les ascètes croyaient, mais n’osaient le dire tout haut, que c’était Notre-Seigneur Jésus qui, dans ces nuits lugubres, évoquait devant sa face l’abomination de ses vicaires.

Il y avait cependant des choses plus terrifiantes encore dans ces jardins du Latran. Les nuits d’été y voyaient des apparitions plus dangereuses pour les âmes, au récit desquelles les jeunes clercs ouvraient de grands yeux, puis s’en allaient rêver douloureusement au fond de leurs cellules. Là, sous le dôme odorant des lauriers-roses et des tilleuls, parmi les myrtes, les jasmins et les lis, à la lueur bleuâtre des étoiles, les grandes courtisanes qui, au Xe siècle, avaient possédé les sceaux de l’Église et revêtu leurs mignons de la pourpre papale, Théodora et ses deux filles, Théodora la jeune et Marozia, tenaient leur cour et renouvelaient en de muettes orgies la fête satanique de leur règne. Un silence mortel enveloppait alors les jardins ; de tièdes haleines filaient à travers les branches fleuries ; les roses, immobiles sur leurs tiges, s’effeuillaient tout à coup comme sous un souffle d’orage, et leur arôme enivrant montait jusqu’aux tours du Latran et berçait les moines de songes impurs. Si quelque rayon de lune coulait entre les arbres, on pouvait voir de blanches poitrines, d’orgueilleuses figures pâles aux yeux étincelans, et des cardinaux de seize ans pâmés de plaisir sur des couches de violettes. Et jamais le rossignol ne chantait d’une voix plus suave son éternel cantique des cantiques.

Joachim acceptait à demi cette révélation maudite du passé de l’Église dans le parc pontifical ; mais il la cachait à Pia, et d’ailleurs il croyait que tous les prestiges du démon perdent leur charme sur les âmes chastes. Pour les deux jeunes gens, le jardin du pape