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L’âne chargé des provisions, mettant à profit les cérémonies de la mule papale, était parti pour ses affaires, d’un air arrogant, à travers les roseaux. Il fallut du temps pour le ramener. Enfin, on put étendre sur l’herbe la nappe de fin brodée de fleurs rouges aux formes hiératiques et, à l’ombre d’un hêtre, les trois amis s’assirent autour du festin, un rôti d’agneau froid, un gâteau d’amandes et des confitures sèches du Levant. Il y avait un flacon d’Orvieto, couleur de topaze. Mais il manquait un verre. L’évêque avait sa coupe de cristal et Pia sa petite timbale de vermeil.

— Nous boirons ensemble, dit-elle à Victorien.

Quand elle eut goûté la première au vin d’or, il prit le calice ciselé et le vida d’une main qui tremblait un peu.

Dans la profondeur de la campagne, les cigales, ivres de soleil, chantaient leur antienne stridente. De l’autre côté du fleuve, en face des convives, sous la tour démantelée qui regarde, du haut de son rocher, l’Acqua acetosa, un taureau noir, aux cornes courbées en croissant, s’était accroupi majestueusement, solitaire, pareil à un dieu d’Egypte. Un bourdonnement vague, apporté par le vent du midi, la voix lointaine de toutes les cloches de Rome sonnant pour le Te Deum pontifical, à Saint-Paul, courait dans les roseaux du Tibre, et le fleuve sacré répondait par le frémissement de son courant terrible, glissant comme un soupir étrange parmi les saules.

Les heures s’écoulaient, rapides et bienheureuses. Victorien dut raconter toute sa vie, depuis son départ, à la Noël de 1076 ; quand il arriva aux scènes de Canossa, Joachim fit des yeux, un signe à Fia, qui interrompit le récit :

— Non, Victorien, ne parlez pas de ce triste château, où la neige tombait sur les épaules de ce malheureux empereur, où tout était si noir et si froid. Parlons plutôt de Soana et des belles choses de chevalerie, à la cour de la comtesse.

Elle fit alors mille questions sur la mine des gens de Soana, la masure paternelle de son oncle, le seigneur de la ville et son palais ; sur un vieil aveugle qui chantait des complaintes à la porte de l’église sur une statue de saint Pierre, debout au milieu du pont de la Fiora, et qui avait perdu, grâce aux frondes de quelques mauvais garnemens, son nez, la moitié de sa barbe, et les clés du paradis. Puis, montrant le cheval du jeune homme :

— Est-ce là votre cheval de bataille ? C’est grand dommage que mon oncle n’aime point les tournois et les joutes seigneuriales, et ne lasse sortir sa cavalerie que pour les processions.

Vers le soir, quand la chaleur du jour se fut tempérée, Joachim proposa de reprendre, au petit pas des montures, le chemin du