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sur la rive droite du Tibre, un pèlerin dormait, dans la guenille de son manteau. Et, de toutes parts, dans la campagne déserte, l’aigre chanson des cigales accompagnait en cadence le galop rythmé des chevaux sur les dalles de la voie consulaire, toute ruisselante de lumière blanche, au soleil de midi.

Comme il atteignait le milieu du pont, Victorien découvrit, à sa gauche, le long de la rive opposée, deux personnes montées sur des mules et suivies d’un âne tiré à la bride par un enfant, un cavalier en robe violette et une jeune femme voilée de blanc. Les promeneurs avaient dû sortir de la ville par la porte Majeure ou la porte Saint-Laurent et se dirigeaient hâtivement vers le pont. Victorien arrêta son cheval et, tout à coup, sentit son cœur battre bien fort. Il avait reconnu, flottant au grand soleil, la chevelure d’or de Pia. En même temps, la mule du personnage violet s’arrêtait net, tournée du côté du Tibre et marquait la ferme volonté de contempler longtemps les eaux blondes du fleuve.

— Vive Dieu ! ce sont mes bien-aimés, s’écria le jeune homme ; mais la monture de Joachim prend là-bas le Tibre pour le Jourdain. En avant !

Et, ordonnant à ses écuyers de chevaucher vers le Latran sans plus s’occuper de leur maître, il piqua des deux du côté des voyageurs.

Pia marchait toujours, oubliant le pauvre évêque, et bientôt les deux jeunes gens se rejoignirent à la lisière de la forêt de roseaux. Victorien sauta allègrement à terre et baisa la main droite de Pia. Puis, ils se regardèrent avec une tendresse timide, comme surpris de s’être rencontrés soudainement et presque confus de la solitude où ils se trouvaient si près l’un de l’autre.

Dix-huit mois d’absence avaient bien changé ces deux enfans. Victorien, le petit Gracque de la nuit de Noël, avait pris la robe virile. Le page charmant avait fait place au jeune patricien confiant en son épée sans tache. Il avait gardé, des scènes de Canossa, une ombre de tristesse qui tempérait heureusement la fierté du front et le trait impérieux de la bouche romaine. Un très fin duvet fleurissait sur ses joues dorées par le grand air et le soleil.

Pia touchait à l’adolescence. Elle était en cet âge indécis, d’une grâce sans pareille, où la jeune fille se laisse pressentir sous les formes encore grêles de l’enfance, bouton de fleur précieuse que la prochaine aurore verra lentement éclore à demi. La fillette espiègle qui, jadis, coupait d’un frais éclat de rire la harangue du cardinal chancelier de l’Église, devait aux candides angoisses de son cœur la gravité virginale de sa figure légèrement pâlie, la langueur de ses grands yeux noirs moins animés qu’autrefois d’insouciante