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Louis XVI, alors que la France s’engageait avec les colonies anglo-américaines, sentit, à la veille des attaques que le cabinet de Saint-James ne manquerait pas de diriger contre nos établissemens de l’Inde, le besoin d’isoler l’Angleterre, et, pour y parvenir, entendit profiter de l’abus même qu’elle avait fait de sa puissance maritime. Il discerna l’intérêt commun que présenterait aux peuples navigateurs un nouveau droit de la mer, et conçut le projet d’opposer l’union des neutres au tyrannique empire que la Grande-Bretagne s’était arrogé sur toute la navigation. Prenant une initiative hardie, il fit signer par Louis XVI et publier le 28 juillet 1778 un règlement en quinze articles concernant la navigation des neutres en « temps de guerre. » Il était interdit aux armateurs d’arrêter et de conduire dans les ports du royaume les navires des neutres, quand même ils sortiraient des ports ennemis ou y seraient destinés, à l’exception de ceux qui porteraient des secours à des places bloquées ou assiégées : les navires des États neutres qui seraient chargés de marchandises de contrebande destinées à l’ennemi pourraient sans doute être arrêtés, et ces marchandises restaient saisissables ; mais, tant qu’elles ne composeraient pas les trois quarts de la valeur du chargement, les bâtimens et le surplus de leur cargaison devraient être relâchés. Le cabinet de Versailles introduisait donc dans le droit public français la maxime « navire libre, marchandises libres, » proscrite par Louis XIV, et par là même, autorisait les neutres à faire pour l’Angleterre le transport des marchandises inoffensives, y compris les « munitions navales, » que notre ordonnance de la marine n’avait pas classées parmi les articles de contrebande. Mais il invitait en même temps les neutres à réclamer du cabinet britannique, dans les six mois, la même sauvegarde pour leur commerce, s’ils ne voulaient perdre le bénéfice de cette grande concession. Du même coup, il prenait en main la liberté des mers et, confondant l’intérêt des neutres avec le nôtre, mettait l’Angleterre au pied du mur. Toutefois, la terreur inspirée par la flotte anglaise était si forte, que le premier accueil fait au règlement par les neutres eux-mêmes ne fut pas exempt d’une certaine froideur. À vrai dire, tout le succès de cette vaste entreprise dépendait du parti qu’allait prendre l’empire des tsars.

On put craindre, jusqu’à la fin de l’année, qu’il ne se prononçât pour l’Angleterre. Le gouvernement impérial n’avait oublié ni les encouragemens donnés à la Turquie par la France en 1768, ni le concours apporté par la France en 1772 à cette victoire de Gustave III sur la diète suédoise qui venait de bouleverser les plans de la politique russe. Vergennes ne se faisait pas à ce sujet la moindre illusion : « Sa Majesté est bien persuadée, écrivait-il à Corberon le