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maîtres des prix du travail. Le travailleur a eu de tout temps un moyen de priver le capital de son secours, ou de l’obliger à en hausser la valeur, c’est l’abstention, la grève individuelle et silencieuse, qui fait abandonner à l’ouvrier le métier qui lui semble moins avantageux qu’un autre ; et, de son côté, le capital aura de tout temps un moyen de mettre un frein aux exigences du travail, c’est de se dérober, de faire grève à son tour et de se porter sur les emplois, ou dans les pays, dont il attend une rémunération meilleure. Telle est l’histoire économique du monde, que rien ne pourra changer.

Elle semble infiniment banale, et pourtant c’est l’ignorance où ils en sont qui pousse les ouvriers à ces tentatives de plus en plus fréquentes pour obtenir, par la force de l’association, ce qu’ils se croient en droit d’exiger. Deux faits cependant ont modifié, à l’heure actuelle, les rapports de l’argent et de la main-d’œuvre : l’un, économique, qui, agglomérant sur un même point, par l’organisation usinière, de grandes masses d’hommes, rend leur entente plus facile et plus prompte ; l’autre, politique, qui, donnant à ces hommes, par le suffrage universel, leur part d’influence, les fait courtiser par des flatteurs. Devenus rois, ils sont à leur tour soumis à la funeste denrée des cours : l’encens, qui, pour être de qualité inférieure et de petit prix, ne les en grise pas moins.

Qu’on lise l’appel de M. Basly aux mineurs d’Anzin, pour les déterminer à se joindre aux grévistes des autres compagnies : « C’est, leur dit-il, pour le droit à la vie que les mineurs d’Angleterre, de Belgique et du Pas-de-Calais luttent en ce moment… Secouez le joug qui vous tient courbés ; désertez la mine, d’où vous tirez des sous pour vous et de l’or pour vos exploiteurs… Le mouvement socialiste entraîne la France, l’Europe ouvrière, et prochainement aura raison de l’oppression capitaliste dans le monde ! » Que peuvent penser de ces belles paroles ceux à qui elles s’adressent, eux qui n’ignorent pas qu’il ne s’agit pas du « droit à la vie, » mais seulement de savoir si les salaires moyens, qui sont actuellement de 5 fr. 80, pour un travail effectif de neuf heures, seront ou non portés à 7 fr. 25 ? Que peuvent-ils penser de ces « sous, » mis en regard de cet « or, » s’ils examinent les comptes de la Compagnie d’Anzin, puisque c’est d’elle qu’il est question, et qu’ils opposent aux 15 millions de salaires payés par cette Compagnie à ses ouvriers, les 3 millions de dividende versés par elle à ses actionnaires ? Comme les ouvriers d’Anzin s’élèvent au chiffre de plus de 10,000, une augmentation moyenne de 1 franc par tête et par jour de travail équivaudrait à une dépense annuelle de 3 millions et supprimerait totalement l’intérêt payé par cette Compagnie au capital qui l’a fondé.

Je cite ces chiffres pour un charbonnage qui, jusqu’ici, n’est pas