Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/713

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peuple, » socialisme chrétien des apôtres temporels, ne peuvent que semer des idées fausses et faire le jeu du socialisme révolutionnaire, qui ne dispose présentement à la chambre que d’un douzième des voix, mais qui peut grandir et qui représente proprement la culbute sociale.

Bien loin d’y avoir un « mal social, » il est évident à tous les yeux que la condition des travailleurs s’est transformée depuis cinquante ans ; il faut bien le répéter, puisque les adversaires de la société ne cessent d’insinuer le contraire. S’il y a « crise » dans la marche du monde, c’est en effet une crise très favorable, un admirable développement des salaires, coïncidant, par suite des progrès de la machinerie et des transports, avec une réduction sensible d’une foule d’objets de première nécessité. Mais nous sommes induits, par les progrès réalisés, à en vouloir d’autres, plus grands, et tout de suite. C’est là toute la crise.

Un autre changement, d’ordre moral celui-là, fort caractéristique et des plus honorables pour cette fin de siècle, qui s’est produit dans les lois et dans les mœurs, c’est l’égalité désormais introduite dans les rapports du travail et du capital. Il semblait naguère, dans la législation des contrats, que le vendeur de travail, autrement dit l’ouvrier, fût l’inférieur de l’acheteur de travail, c’est-à-dire du patron. Nos gouvernemens, depuis 1789, n’en étaient plus à considérer le peuple, suivant l’opinion de Richelieu, comme une bête de somme qui, pour la sûreté de l’État, doit demeurer chargé d’un fardeau suffisamment pesant ; mais enfin l’infériorité légale de l’employé, vis-à-vis de l’employeur, subsistait, et était jugée parfaitement naturelle par une certaine bourgeoisie, que scandalisa fort la loi de 1867 sur les coalitions. L’homme qui, selon la formule, « donnait du travail, » passait pour avoir droit à la reconnaissance de ceux qui recevaient son argent ; ceux-ci, considérés comme ses obligés, avaient à leur tour le devoir de travailler.

Les gens qui pensaient ainsi, — et ils étaient légion, — étaient portés à regarder tout refus concerté de travail, toute grève, comme une sorte de rébellion, comme un acte, sinon punissable, du moins blâmable. Cet état d’esprit, il faut le dire à l’honneur de nos contemporains, a tout à fait disparu ; il suffit pour s’en convaincre de lire ce qui s’imprime, d’écouter ce qui se dit dans les milieux qui avaient le plus d’intérêt à maintenir cette inégalité. Mais cette inégalité était toute d’apparence, toute de procédé extérieur. En fait, et bien avant l’institution des grèves, la lutte était beaucoup plus égale qu’on ne le suppose entre les deux parties contractantes, sur ce qui fait l’objet même du contrat, c’est-à-dire le prix du travail.

Pas plus sous l’ancien régime que depuis la Révolution, pas plus il y a trente ans que de nos jours, ni l’ouvrier ni le patron ne sont