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châtiant sans merci tout acte de nature à compromettre l’œuvre de salut, fût-ce même une velléité de résistance soupçonnée chez les chefs et chez les soldats.

On saisira sur le fait une preuve de cette activité incroyable de Carnot et de la sévérité impitoyable du tribunal révolutionnaire dans cette page des Mémoires de Thiébault. Il y a là un tableau plein de vérité et de mouvement, et qui montre bien ce qu’étaient nos armées à ces heures de trouble, ce que peuvent le patriotisme et le dévoûment absolu au pays, et combien peu comptait la vie d’un soldat, simple grenadier ou général, quand le sort de la patrie était en jeu.


Mon père connaissait le général Chancel, qui, au commencement de cette année 1793, avait si honorablement défendu Condé. Ce général était au nombre de ceux qui se trouvaient bloqués à Maubeuge ; quelques jours avant le blocus, j’avais reçu de mon père une lettre pour lui ; je la lui avais portée et j’avais été très bien accueilli. Il avait d’ailleurs pour aide-de-camp un capitaine Simon, mort maréchal de camp, que j’avais vu à Lille, avec lequel je m’étais lié et qui avait la juste réputation d’un officier instruit et fort capable. Je me trouvais donc avec ce général dans un double rapport ; aussi ne venait-il jamais au camp sans passer sur le front de bandière de mon bataillon, sans me faire demander et causer avec moi. Parfois il me gardait avec lui pour achever sa tournée et me faisait soutenir des thèses sur ce que nous remarquions ou ce qu’il lui plaisait de discuter.

Un jour que je continuais avec lui une de ces visites, il fut entouré par beaucoup de soldats, qui se plaignaient de la mauvaise qualité et de l’insuffisance des vivres. Un des plus jeunes, l’apostrophant, lui dit : « Mon général, nous ne demandons pas mieux que de nous battre ; mais, pour se battre et après s’être battus, il faut des alimens que l’on puisse manger, comme après de grandes fatigues il faut (du repos ! — Et quel mérite et quelle gloire auriez-vous, répliqua le digne général avec véhémence, si d’un bon logement et d’une bonne table, vous alliez au champ de bataille ? Apprenez, jeune homme, ajouta-t-il, après avoir éloquemment développé sa pensée, que c’est par une longue suite de travaux, de privations, de fatigues, de souffrances, qu’il faut acheter l’honneur de combattre et de mourir pour la patrie. » Cette péroraison causa une vive impression, et des applaudissemens éclatèrent, faisant autant d’honneur aux soldats dont ils émanaient qu’au chef qui les avait provoqués. Quant à moi, elle acheva de m’inspirer une haute vénération pour le général Chancel.

Le 15 octobre, le canon se fit entendre dans le lointain et même sembla se rapprocher et se mêler à des feux de mousqueterie. L’idée que nous étions secourus transporta les soldats d’enthousiasme ; ils