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m’appelaient, leur « fidèle chevalier. » Lorsqu’elles se promenaient avant dîner, je restais pour dîner avec elles et avec Mme de Sillery, qu’on ne voyait jamais avant l’heure de ce repas. Lorsqu’elles ne se promenaient pas le matin et que je n’avais pas dîné avec elles, elles venaient me prendre en sortant de table (trois heures et demie du soir) dans leur voiture ; nous nous promenions jusqu’à la nuit et habituellement, dans un vaste jardin fermé dont je m’étais fait remettre la clé. Lorsque Mme de Sillery ne recevait pas, elle nous renvoyait vers sept heures du soir pour travailler ; alors je passais chez ces demoiselles, où je n’ai jamais vu d’autre homme que moi, si ce n’est Jouy une ou deux fois, et quoique nos entretiens ne fussent pas fort gais, attendu que les événemens en étaient trop souvent l’inévitable sujet, il était parfois une heure du matin lorsque je quittais. Enfin je recevais, le plus souvent avant neuf heures du matin, un billet de Mlle de Sercey, billet de la plus jolie écriture, tourné avec une grâce charmante, et qui contenait l’arrangement de notre journée.

Il est impossible de rien imaginer de plus calme et pourtant de plus enivrant que ces journées qui pour moi s’écoulèrent trop vite et dont le souvenir ne peut pas plus s’effacer de ma mémoire, que la reconnaissance que j’en ai conservée ne peut s’affaiblir dans mon cœur. Au reste, rien de plus pur que ces relations n’exista sur la terre. Je ne parle pas de celle pour qui tout se confondait dans le respect dû à son rang et à son malheur présent ; mais Mlle Henriette avait dix-huit ans, j’en avais vingt-trois ; elle était jolie entre toutes et, pour me servir d’une expression employée par M. le duc de Chartres, dans une lettre qu’elle me montra et qu’il lui avait écrite, « fraîche comme la pêche vermeille. » Avec ma prédisposition à l’enthousiasme et au romanesque, on aurait pu voir des choses plus extraordinaires que l’amour qu’elle m’eût inspiré, à la suite de relations si journalières et d’une intimité si réelle. Pendant des entrevues de seize heures nous étions abandonnés à nous-mêmes. Eh bien, je puis l’attester en rappelant cet épisode de ma vie, je n’ai pas eu une intention à cacher, pas une pensée à faire, comme je n’eus pas un désir à réprimer.


Tout à coup le général O’Moran fut appelé au commandement d’un camp qui se formait à Cassel. Son départ fut un véritable deuil pour ses compagnons d’armes, et Thiébault en fut particulièrement attristé.


Si quelque chose put ajouter à nos regrets, ce fut la manière dont le général O’Moran fut remplacé. Son successeur fut le lieutenant-général de Canolle, homme de bonne maison, mais modèle accompli de sottise. C’est cet officier qui, informé qu’il allait être complimenté par les poissardes, composa et leur débita, avec une emphase digne