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être puissant sur ce vieux maréchal, qui, né avec le siècle que Frédéric avait rempli de sa gloire, retrouvait dans les conversations de mon père des faits très piquans par eux-mêmes, mais qui, pour lui, se rattachaient aux plus brillans souvenirs de sa vie et en quelque sorte les ravivaient ! Aussi les invitations se succédèrent rapidement et bientôt furent converties en un jour fixe.

Chaque semaine, jusqu’à la mort du maréchal, mon père alla dîner avec lui, indépendamment de quelques visites qu’il lui fit le matin. C’est dans ces visites qu’il vit présenter à ce maréchal des hommes qui n’avaient d’autre titre pour paraître devant lui que leur grand âge ; mais ce titre suffisait. En lui amenant des vieillards, d’aussi loin qu’on le pouvait, on cherchait à le convaincre qu’il n’était pas lui-même d’un âge extraordinaire, et que, à son âge et même au-delà, il y avait beaucoup d’hommes qui se portaient fort bien. On conçoit qu’à cette attention, qui produisait sur lui un effet salutaire, se mêla bientôt un peu de supercherie, et qu’à la fin, on avait grand soin d’exagérer l’âge de tous les nouveaux-venus. Rien, au reste, n’était négligé pour prolonger l’existence de cet homme, dont la carrière avait été sans doute plus bruyante que morale et même plus bruyante qu’illustre, malgré la prise du Port-Mahon, mais qui avait soutenu un nom que le cardinal avait rendu gigantesque, que le duc de Fronsac allait prostituer et que personne ne devait porter avec plus d’honneur que M. le duc de Richelieu.

C’est encore dans ces visites du matin que mon père vit emporter les seaux du lait qui avait servi aux bains du maréchal, et qui, autant que cela était possible, était revendu dans le quartier ; qu’il le vit coiffer, c’est-à-dire qu’il lui vit étirer la peau du front sous la perruque qu’on lui mettait, afin de diminuer les rides de tout le visage. C’est également en dînant avec lui que mon père lui vit régulièrement servir des pigeons pris au moment où ils étaient éclos, c’est-à-dire avant que les os fussent formés, immédiatement préparés, et réputés la nourriture la plus substantielle et la plus facile à digérer ; on les nommait pigeons à la cuiller, parce que c’était en effet dans des cuillers d’or ou de vermeil qu’on les servait.

Un dernier fait se présente. Mon père avait rapporté de Berlin le portrait le plus ressemblant qui jamais ait été fait de Frédéric II[1]. Ce portrait, au pastel fixé, fut peint par un M. Cuningham, amateur anglais, fort loin d’être sans talent, mais ayant surtout celui d’attraper la ressemblance. Favorisé par les aides-de-camp du roi, il eut pour séances le temps que, les 21, 22, 23 mai, le roi restait immobile à voir

  1. On trouvera, dans le premier volume de ces Mémoires, une très belle reproduction de ce portrait qui représente Frédéric II dans les dernières années de sa vie.