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cacher : il n’y a plus chez eux de ces désirs inavoués, de ces prétentions timides qui s’agitent ou couvent chez les adolescens ; ils ont vécu, ils sont ce que la vie les a faits, la réalité s’impose à eux et les rêves chimériques, sauf exception, leur sont interdits. Ils n’ont plus de vagues et craintives aspirations ; ils ont des idées si arrêtées, des habitudes si enracinées, un caractère si consolidé qu’ils ne songent même plus à dissimuler. Le désir de paraître autres qu’ils ne sont ne leur vient plus. Ils sont forcés de se donner pour ce qu’ils sont, qu’ils aient conscience ou non de leurs défauts, qu’ils en souffrent ou qu’ils s’en fassent gloire. — Non-seulement ils ont peu à cacher, mais ils sont plus capables de cacher ; ils sont devenus plus maîtres d’eux-mêmes, plus sûrs de ne pas dire ce qu’ils veulent faire ; leur masque social, comme tout en eux, s’est épaissi et s’est consolidé. Ils savent qu’on ne peut pas lire sur leur visage les rares sentimens qu’ils tiennent à garder secrets. — Voilà pourquoi ils rougissent si peu ; ils ont moins sujet que nous de redouter la pénétration d’autrui.

Les aveugles nous fourniront une preuve encore plus précise. Si notre théorie est vraie, que doit-il se passer chez les aveugles ? D’abord ils doivent moins rougir que nous ; car l’idée qu’on les observe, qu’on les voit, qu’on peut lire sur leur visage, ne leur est pas naturelle ; ils doivent donc avoir moins que nous peur qu’on ne pénètre leurs secrètes pensées. — Et surtout la rougeur ne doit être fréquente chez eux qu’assez tard, lorsque l’éducation leur a appris qu’on peut les regarder. — De plus ils doivent peu rougir devant les autres aveugles ; car alors ils savent que nul œil ne les épie ; ils sont en presque parfaite sécurité ; des témoins aveugles sont des témoins peu dangereux ; on a moins à craindre d’être démasqué par eux. — Et enfin, ce qui est très important à noter, les aveugles, tout en rougissant moins que nous, doivent cependant rougir, même devant les autres aveugles ; car ils peuvent toujours craindre pour leurs pensées intimes : des témoins aveugles n’équivalent pas à la solitude ; ce n’est pas seulement le regard qui menace nos secrets, c’est aussi et surtout l’esprit. L’aveugle, même s’il ne songe pas qu’un œil puisse l’épier, sait qu’il y a d’autres moyens de lire en lui : sa voix, sa parole peuvent dévoiler ses impressions aussi sûrement que ses gestes et que sa physionomie. — Il est donc naturel qu’il rougisse, et il est à prévoir qu’il rougira moins que nous. C’est ce que confirme l’expérience ;

D’abord il est incontestable que les aveugles rougissent. Darwin le remarque lui-même : « La pauvre Laura Bridgman, aveugle de naissance et complètement sourde, rougit. Le révérend R.-H. Blair, principal du collège de Worcester, m’informe que parmi les