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Victorien fit un pas vers le pontife, croisa les mains sur sa poitrine, et prit l’hostie.

Après les dernières oraisons, le pape bénit solennellement l’empereur, l’épiscopat teutonique et les fidèles. Puis, le cortège se déroula le long de la nef. Les seigneurs toscans, la comtesse, les jeunes chantres de la chapelle, les évêques, l’abbé de Cluny, défilèrent tour à tour. Enfin, m les deux moitiés de Dieu, » Henri, blême de honte et de colère, le front bas, Grégoire, très droit, les yeux ardens, sortirent fraternellement côte à côte de la vieille église.

Seul et longtemps après qu’un clerc eut éteint le dernier cierge et soufflé sur la dernière lampe, Victorien demeura oublié dans le crépuscule de l’abside, assis sur les marches de l’autel. Ce fut l’heure la plus amère de toute sa vie. Il revit le passé et pressentit l’avenir. Quel héritage de trahisons et de crimes son père lui avait-il donc réservé ? De quels opprobres le nom de cette antique famille des Cencius serait-il encore souillé ? Par quels nouveaux sacrilèges sa race outragerait-elle encore l’Église ? Il songea alors à la doctrine désespérante de son premier maître, au dogme féroce sans cesse invoqué et glorifié par le moine Egidius, l’enfant condamné pour le péché du père à une misère infinie, le démon institué par Dieu même arbitre souverain d’une destinée maudite. Et lui, marqué par Satan du signe de ses élus, oserait-il jamais rentrer au Latran, embrasser Joachim, soutenir le regard des yeux de Pia ! Avec quelle angoisse la jeune fille ne recevrait-elle point ce fils de brigand parricide, l’ennemi vraiment diabolique de Grégoire ? Ne valait-il pas mieux ensevelir demain, dès ce soir même, l’infamie fatale de sa famille au fond de quelque cloître, dans l’ombre de l’Apennin, le plus loin possible de Rome et de tout ce qu’il avait aimé ? Et la parole du moine au souper pontifical de Soana lui revint au souvenir, telle qu’un signe d’espérance : sola beatitudo !

Mais l’image de Pia, la grâce de son visage et la caresse de son sourire sollicitaient toujours le cœur du jeune homme. Peu à peu une pensée plus virile grandissait en lui. La fuite au couvent, l’adieu au monde, ne paraîtraient-ils point à la jeune fille un acte d’égoïsme et une lâcheté ? Était-il digne d’un chevalier romain, du disciple de Joachim, du pupille de Grégoire VII, de proclamer sa défaite, avant d’avoir lutté pour son honneur, pour la paix de sa vie ? Ne devait-il pas d’abord essayer une tentative généreuse sur la conscience de son père ?

Vivement il se releva, secoua le mauvais rêve et courut hors de l’église.

Henri, à pied, cuirassé, le manteau royal sur les épaules, entouré de ses évêques et de ses nobles, prenait, dans la cour du château.