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le cortège impérial avait entraîné à sa suite tous les clercs condamnés au Latran. Les bourgeois aussi et les artisans de l’Italie septentrionale, animés déjà par l’esprit de liberté de leurs fières communes du siècle suivant, saluaient Henri comme le sauveur de leur patrie. L’empereur, que cette clientèle embarrassait, répondait par de vagues promesses et laissait se grouper autour de sa bannière tous ces révoltés.

Grégoire, inquiet, n’avançait qu’avec précaution. Au sortir de Soana, il se dirigea vers les défilés de l’Apennin qui font communiquer entre elles la Marche d’Ancône et l’Ombrie. Il passa sous Orvieto, dont le rude évêque lui demanda, mais en vain, la permission de brûler un prêtre hérétique. De Foligno, il marcha quelques instans du côté d’Assise. Au nord, la ville toute blanche, dominée par son château féodal, se découpait, avec ses maisons en terrasse, telle qu’une acropole de l’Orient, sur le ciel bleu. Victorien leva son béret en l’honneur de la cathédrale de Joachim. Le geste du jeune homme fut aperçu par le pape, qui, à son tour, tendant le bras hors de sa litière, bénit Assise :

— Que Dieu te garde ! dit-il, cité sainte et que, par tes fils, Jésus-Christ soit glorifié maintenant et toujours !

Quand on eut franchi les étroits passages de la montagne resserrés entre des pentes rocheuses de couleur fauve, égayés çà et là par des bouquets de pins, on longea, à travers la Romagne, le versant oriental de l’Apennin. À Imola, une lettre de Mathilde obligea le pape à changer le but de son voyage. La comtesse lui représentait que, dans sa ville de Mantoue, habitée par de nombreux amis de l’empire, elle ne pouvait répondre de la sûreté du pontife. Elle lui offrait sa forteresse de Canossa, voisine de Reggio d’Emilie ; là, du moins, Henri IV serait à la merci de son juge, sous le bâton de son évêque. Elle-même elle marchait à la rencontre de son père spirituel.

Cette fille du marquis Boniface de Toscane avait alors trente ans. Elle était d’une beauté héroïque, altière et vaillante. Cimabue la représenta, longtemps après, sous le harnais d’acier d’une guerrière, les yeux superbes d’orgueil, guidant d’une main un cheval fougueux, tenant de l’autre une grenade, symbole de pureté. Elle venait alors de perdre presque à la fois son mari, Gottfried, duc de Lorraine, et sa mère Béatrix, qui repose toujours au Campo-Santo de Pise. Elle était suzeraine de l’Italie centrale par la Toscane entière, Mantoue, Modène, Ferrare et Crémone, elle possédait en propre la région de Viterbe jusqu’à la mer, le futur patrimoine de saint Pierre. Elle avait, pour l’Église de Rome, la religion des saintes femmes de Jérusalem pour Jésus. À quinze ans, elle s’était battue avec l’épée contre l’armée allemande et l’antipape Honorius II.