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cet empereur Henri III, qui avait fait trembler sous les pas de ses armées l’Italie et Rome, accompagné de quelques serviteurs et guidé par des paysans de la contrée, atteignait, avec sa femme et son enfant, le formidable rempart de roches et de glaces.

Devant lui on poussait des bœufs qui foulaient sous leurs pieds un sillon dans la neige profonde. Au bout de quelques milles de montée laborieuse, la petite troupe parvint, au point le plus élevé du passage, à ce lac éternellement glacé au bord duquel Bernard de Menthon, archidiacre d’Aoste, avait construit un hospice pour les voyageurs. Mais, cet hiver-là, le froid était si âpre, qu’aucun pèlerin n’étant passé, les moines avaient déserté la maison. L’empereur et ses compagnons s’abritèrent pour la nuit dans une salle du couvent. Quand il fit jour, on se remit en marche vers l’Italie. Arrivé au revers méridional du Saint-Bernard, Henri désespéra d’aller plus loin. La pente était à pic, une mer de glace coupée de précipices bleuâtres, hérissée d’aiguilles blanches. On fit glisser sur des planches, entravés aux jambes, les chevaux dont la plupart roulèrent et périrent, mutilés, en poussant des cris rauques d’épouvante. La reine et son fils descendaient à l’aide d’un traîneau de peaux de bœufs, côtoyant des abîmes, aveuglés par les rafales de neige ; les guides qui les traînaient devaient s’accrocher à des crampons de fer enfoncés dans la glace. Henri rampait, les mains déchirées et sanglantes, se laissait rouler, tombait et rebondissait sur la nappe glacée, comme emporté par l’ouragan noir, qui, des Alpes vertigineuses, pyramidant sur une mer de brumes, se ruait contre la vallée avec un fracas de tempête.

La nuit était déjà avancée quand les lamentables pèlerins frappèrent à la porte d’un monastère, dans le val d’Aoste. Le portier accourut, tenant sa lampe, dont la flamme vacillait au vent. Il recula d’effroi à la vue du voyageur de minuit, l’empereur Henri, roi de Germanie, roi des Romains, qui, tête nue, le manteau tout blanc de neige, avec un visage de spectre, conduisant par la main son enfant à demi mort de lassitude et de froid, priait pour l’hospitalité au bord de la route désolée où personne n’osait plus cheminer depuis de très longs jours.

Vers la même heure, le pape Grégoire entrait, à la lueur des torches, dans sa petite ville maternelle de Soana. Il avait quitté Viterbe le matin, sous un déluge de pluie et avait longé, par des sentiers fangeux, la rive occidentale du lac Bolsène. Un écuyer, dépêché par lui, avait annoncé au seigneur et au peuple l’approche du pontife. Il n’arriva que fort tard, lorsque les bourgeois et les clercs, trempés jusqu’aux os, s’apprêtaient à retourner, d’assez méchante humeur, à leurs logis. Au bruit lointain de la chevauchée, les bonnes gens