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et voué au diable. Joachim avait appris alors à respecter la mémoire des hommes qui, privés des pures lumières de la foi, surent néanmoins découvrir la sagesse et fonder la justice. Parfois aussi il arrêtait ses compagnons de promenade en face d’un sarcophage sculpté par le ciseau grec, ou devant quelque tête romaine, austère et pensive, dont le profil se détachait de la frise d’un tombeau, et il regrettait que les artistes chrétiens eussent perdu le secret de la beauté et de la vie.

— À Sainte-Praxède, disait-il, chez les Basiliens voisins de Saint-Jean-le-Rond, leurs mosaïques sont tristes et font peur à voir : des anges maigres comme des sauterelles, des madones lugubres, vêtues de violet ou de noir, un Christ aux yeux noirs, farouches, tel qu’un empereur méchant, des figures formidables qui donnent envie de pleurer plutôt que d’espérer.

Victorien et Pia trouvaient très belles toutes les sentences de leur maître. Mais l’abbesse avait horreur des païens, adorateurs de Belzébuth. Elle avait foi à toutes les fables effrayantes qui remplissaient les petits livres à l’usage des pèlerins et des moinillons, aux statues de marbre, dont les doigts se refermaient sur la main de quelque imprudent cavalier, aux Mercure et aux Apollon que des malheureux priaient encore au fond des caves du Colisée, dans les carrières oubliées de la campagne, aux Vénus dont la bouche glacée donnait toujours des baisers mortels.

— Après tout, messire, dit-elle un jour, votre Virgile et tous ces Romains, qui n’avaient ni églises, ni monastères, ni confession, ni baptême, et tous leurs faux dieux sont aujourd’hui en enfer, dans la cuve la plus profonde, et ce n’est point une chose louable d’en parler avec trop d’indulgence. Car l’enfer est éternel.

— Madame, répondait Joachim. .. mais il se tut brusquement et fit quelques pas avec un visage attristé du côté d’une tombe patricienne ornée d’une tête charmante d’adolescent. Victorien, qui l’avait suivi, l’entendit murmurer ces mots :

— Le Credo des pères de Nicée, qui est la règle de la foi, ne dit rien de l’enfer. Saint Marc et saint Mathieu parlent du feu éternel préparé pour le démon et ses anges, de la géhenne qui attend les âmes mortes à la charité. Mais l’éternité du bûcher oblige-t-elle à croire à l’éternité du supplice ?

Lorsque la caravane sortait de Rome par la porte Saint-Jean, elle montait à droite, à la hauteur des tombeaux de la voie Latine, jusqu’au sommet de cette colline allongée qui s’étend vers la voie Appia, et du haut de laquelle on jouit d’une vue merveilleuse sur la campagne et les montagnes. Deux heures avant le coucher du soleil, la chaîne de l’Apennin, toute lumineuse, semble se fondre