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seizième année, et à qui d’ailleurs elle ne parla jamais, sinon en dormant.

L’enfance de Pia avait été plus sereine que celle de Victorien. Aucun souvenir amer n’assombrissait sa pensée. La religion étroite qu’on lui avait imposée n’avait point jeté en elle de racines profondes. Elle était trop jeune encore pour éprouver les terreurs par lesquelles Egidius avait torturé le jeune garçon. Elle pouvait donner à celui-ci le bon exemple de l’espérance et de la joie. Joachim se promit d’ennoblir l’une par l’autre ces deux âmes sœurs, l’une radieuse et confiante, l’autre, héroïque. Et cette œuvre devait être facile : la séduction exercée par la grâce et la bonté de Pia sur son ami fut, dès le premier jour, toute-puissante. Quant à Victorien, il semblait à la jeune fille un être de race supérieure au reste du monde, digne de respect et de félicité.

Joachim fit très vite en Pia une découverte intéressante. Elle avait sur la vie terrestre une notion toute monacale, inspirée par les nonnes, trop vague encore d’ailleurs pour l’attrister, à savoir qu’ici-bas les chrétiens, même les jeunes enfans, même les abbesses les plus saintes, cheminent dans une vallée de larmes. Elle tenait beaucoup à cette vallée de larmes, qu’on lui avait maintes fois décrite, un sentier roide, raboteux, entre des rochers de méchante figure, des chardons et des ronces à foison, des cailloux pointus, sous le ciel noir et la pluie froide, et des coups de vent d’hiver à chaque détour du sentier. Sans doute, elle voulait bien y poursuivre son pèlerinage avec toute l’allégresse possible et y cueillir, à l’occasion, des pervenches et des roses, des hyacinthes et des violettes, mais ce décor ascétique lui était trop familier pour ne point lui paraître nécessaire ; elle ne comprenait pas qu’aucun autre cadre pût enfermer la destinée d’une petite fille.

— On vous a trompée, Pia, lui dit Joachim. Dieu n’a pas fait la vie douloureuse pour ses enfans. C’est seulement dans les cœurs fermés à la pitié, dépourvus de charité et troublés par la peur, qu’est creusée, par leur propre faute, la véritable vallée de larmes. Que les égoïstes, les superbes et les lâches pleurent sur leur propre misère. Pour eux, la route de la vie est âpre et pénétrée d’épouvante, comme par un brouillard mortel. Ils sont de pitoyables voyageurs, parce qu’ils marchent seuls, n’aiment qu’eux-mêmes, jusqu’à la dernière étape de la route. Le grand mystère du bonheur terrestre est dans la foi à la paternité de Dieu, il est aussi dans cette simple parole de l’Évangile : « Aimez-vous les uns les autres. » Tita vous a été prise toute petite, toute pure et toute blanche, mais vous l’aviez aimée, vous avez pleuré sur elle, et, pour ce grand amour et cette grande douleur, vous goûterez toujours la