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procédés de son fidèle allié en cette occurrence, et que le ministère viennois ait protesté de son intention de garder une stricte neutralité, il n’en est pas moins vrai que l’empire austro-hongrois n’est pas fâché de recueillir les fruits de l’antagonisme russo-allemand, aussi bien sur le terrain diplomatique que sur le terrain commercial.

Tandis que beaucoup d’industriels et de commerçans, des bords du Rhin à la Mer du Nord, s’affligent de cette rupture qui leur fait perdre de précieux débouchés, les sujets de François-Joseph ne peuvent pas déplorer bien fort un malheur dont ils profitent. Des sociétés viennoises d’exportation ont envoyé des agens à Varsovie et à Moscou avec mission de chercher les produits sur lesquels il serait possible de remplacer l’Allemagne. Pourtant, les relations commerciales austro-russes ne sont pas encore définitivement réglées. L’Autriche ne veut pas céder sur les fameuses « faveurs de frontières, » qu’elle accorde à la Serbie ; mais elle est toute prête à concéder au commerce russe les réductions de droits qu’elle a faites à l’Allemagne. On ne doit pas perdre de vue que, si l’industrie autrichienne, très éprouvée dans ces derniers temps, désire vivement un rapprochement avec la Russie, la Hongrie agricole le voit sans doute d’un moins bon œil.

De ce que le cabinet de Vienne ne se fait aucun scrupule de suivre une ligne indépendante, et de contracter avec le cabinet de Pétersbourg au mieux de ses intérêts, de ce que l’Autriche recherche depuis longtemps un rapprochement avec la Russie, rapprochement que les discours du comte Kalnoky, au mois de juin, avaient pour but de faciliter, il serait puéril d’induire que la triple alliance se lézarde et qu’une entente formelle est proche entre François-Joseph et Alexandre. Ni le premier des deux empereurs n’est prêt à l’offrir, ni le second n’est prêt à l’accepter au cas où elle lui serait offerte. Si une entente de ce genre existe entre la France et la Russie, c’est précisément parce qu’elle a été rendue nécessaire à cette dernière, par la politique pratiquée depuis bien des années vis-à-vis d’elle par l’Allemagne et l’Aur triche réunies. Les vues du gouvernement austro-hongrois demeurent, aujourd’hui encore, en contradiction fondamentale avec les intérêts russes en Orient. Si, d’ailleurs, le traité de commerce russo-allemand n’a pu jusqu’ici se conclure, cet échec n’est que temporaire ; les négociations aboutiront dans un délai plus ou moins prompt, mais qui ne saurait être très éloigné, parce que l’intérêt réciproque des deux parties l’exige.

Il est cependant très vrai que l’Allemagne n’est plus, diplomatiquement, en Europe, dans la même posture que jadis. Isolée de la Russie, elle a désormais beaucoup plus besoin de l’Autriche que l’Autriche n’a besoin d’elle. L’Autriche commence à le sentir et ne s’en prévaut pas outre mesure ; mais l’Allemagne s’en irrite, parce qu’elle en souffre dans son amour-propre et dans ses intérêts.