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Nul ne le sait. Cependant, au point de vue matériel, il n’a pas toujours été malheureux sous de mauvais princes, et il n’a pas toujours été heureux sous les bons. C’est que le domaine politique est absolument distinct du domaine économique, et que les phénomènes qui produisent le bien-être ou la misère échappent pour la plupart à la législation des hommes.

Le jour où tous nos concitoyens seront pénétrés de cette vérité, le socialisme, qu’il soit d’État, chrétien ou révolutionnaire, aura vécu ; mais puisqu’au contraire, le plus grand nombre des députés actuels, j’entends des députés de la majorité qui feront des lois, — les autres importent peu, pour le moment, puisqu’ils ne pourront émettre que des vœux, — sont à peu près d’accord pour vouloir « faire quelque chose, » en cette matière, nous leur recommanderons de procéder méthodiquement, dans la croisade qu’ils vont entreprendre contre les maux qui affligent l’humanité. Ceux qui crient le plus haut, les grévistes périodiques, ne sont pas les plus malheureux. La souffrance d’un ouvrier qui voit son salaire tomber de 6 francs à 5 francs est beaucoup moins grande par exemple que celle d’un petit cultivateur qui, cette année, a vendu son bétail à vil prix, faute de fourrages, et qui ne saura comment en acheter d’autre, l’an prochain, où ce bétail sera très cher.

La discussion parlementaire sur la sécheresse, au printemps dernier, était en vérité chose bien instructive : après avoir écouté avec émotion, durant plusieurs séances, le récit des maux causés par un ciel implacablement pur et avoir voté un secours de cinq millions qui, répartis entre tous les laboureurs, représentera pour chacun de quoi acheter un timbre-poste, en vue de remercier le préfet de leur département, la chambre s’est bornée à souhaiter qu’il plût ! Ce souhait laïque remplace aujourd’hui les dévotions officielles, les jeûnes, que les pouvoirs publics d’autrefois ordonnaient en pareille circonstance, mais il n’est pas plus efficace. Et cependant était-il quelque autre remède ? .. Il faut dresser la liste des injustices sociales, par rang de taille ; et, si l’on veut les adoucir ou les effacer, il faut suivre cet ordre d’équité. Au-dessous du « quatrième État, » l’état des ouvriers, il y a ce qu’on pourrait nommer le « cinquième État, » celui des infirmes et des vieillards qui ne peuvent plus travailler, celui des valides qui, passagèrement, ne trouvent pas de travail, ou qui n’ont pas de quoi vivre en travaillant, comme les veuves chargées de famille.

Avant de faire des lois de socialisation, il faudra faire des lois d’assistance. Elles suffiront à absorber le « coefficient d’humanité, » dont nous entretenait à Toulouse M. le président du conseil, et elles exigeront même un gros coefficient. En un mot, il y a des gens qui ne réclament pas, mais qui souffrent plus que ceux qui réclament ; c’est par ceux-là que la société doit commencer. Avant de subventionner le salariat, elle doit faire disparaître la misère.