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traiter sur nos scènes des sujets sérieux et graves, des sujets que personne, il y a vingt ans, n’aurait eu l’audace de transporter au théâtre.

« Ainsi, dit en terminant M. Henri-Arthur Jones, le théâtre anglais ne peut absolument pas manquer de croître en force, en autorité, en influence, en sincérité. Et ce n’est pas tout. À mesure que l’Église deviendra davantage un musée de dogmes fossiles, le théâtre aura chez nous plus de pouvoir pour moraliser la nation. Quand la chaire aura perdu son autorité, au drame incombera l’honneur de la remplacer. »

Je n’aurais garde de mettre en doute la réalisation d’une si belle prophétie. Mais en attendant que le théâtre anglais devienne, comme l’espère cet auteur de vaudevilles, la nouvelle école et la nouvelle église, je suis forcé de constater que ses compatriotes eux-mêmes s’obstinent à le dédaigner. Dans un examen d’ensemble des pièces de la saison passée, M. William Archer ne cite qu’un seul ouvrage qui mérite, à son avis, d’être un peu loué : c’est un drame de M. Pinero, la Seconde Mistress Tanqueray ; encore l’analyse qu’il en donne serait-elle plutôt pour justifier l’avis de M. George Moore, qui juge Mistress Tanqueray une pièce banale, avec des caractères tout d’artifice et des mots d’auteur en guise de dialogue.

Un autre critique, M. George Barlow, termine ainsi son compte-rendu des représentations récemment données à Londres par la Comédie-Française :

« La morale de ces représentations, la voici : n’offrez jamais au public anglais une pièce où l’humour soit mêlé à la passion, ne lui offrez non plus aucune pièce où il y ait une touche d’art un peu subtile. Donnez-lui, ou bien de la grosse farce stupide, ou bien un mélodrame fait exprès pour lui, avec une bonne douzaine d’assassinats et de coups de théâtre. Mais pour peu que vous essayiez de lui montrer un mélange d’émotion et de gaîté, vous pouvez être certain qu’il rira aux scènes d’émotion et s’ennuiera aux passages comiques. »

Impossible d’aller plus loin en fait de pessimisme : M. Barlow est plus dur pour ses compatriotes que M. Pearson et M. Harrison. N’est-ce pas une preuve nouvelle que quelque chose est en train de changer dans les mœurs anglaises, et que la seule nation d’Europe qui gardait encore une absolue confiance en soi-même finira bientôt, elle aussi, par la perdre. Telle est la loi fatale du progrès. Et peut-être, avant que le XIXe siècle n’achève sa glorieuse carrière, peut-être n’y aura-t-il plus au monde ni un homme, ni un peuple, qui ne soit mortellement malheureux d’être ce qu’il est.


II

J’avais l’intention d’analyser aujourd’hui les principaux articles de littérature et de critique publiés dans les dernières livraisons des