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premiers de nos écrivains préfèrent-ils les derniers des leurs ; comme aux plus beaux pays du continent ils préfèrent en réalité leur pays ; comme ils préfèrent, simplement parce qu’il est anglais, leur vieux système de poids et mesures aux systèmes métriques les plus raffinés. Qu’ils l’avouent ou le sous-entendent, tous leurs jugemens sur les choses de l’étranger sont subordonnés à ce premier axiome : que l’Angleterre, l’esprit anglais, le caractère anglais, les mœurs anglaises, les institutions anglaises, les arts anglais, dépassent, hors de comparaison, ce que l’on peut trouver de plus parfait dans les autres pays.

Maintes fois on a reproché aux Anglais cet excès d’optimisme : si bien qu’ils en sont venus à essayer de le cacher. Ils le cachent par méfiance de nous, ou par politesse ; mais fidèlement ils le gardent dans le secret de leur cœur. Et je ne puis m’empêcher de croire qu’ils ont raison de le garder.

Je sais que ce n’est pas là, à proprement parler, une vertu chrétienne, mais c’est une vertu pratique, commode et pleine d’avantages : car, outre qu’elle assure le repos de la conscience, elle seule permet aux Anglais de maintenir intacte leur individualité nationale, de conserver à travers les siècles leurs traditions et leurs coutumes, ce qui vaut mieux, à coup sûr, que d’en changer indéfiniment ; et c’est elle encore qui les attache à leur patrie. Le sentiment du patriotisme peut avoir ailleurs des sources plus nobles, il n’en saurait avoir de plus sûres, ni de plus efficaces. Faute de preuves du contraire, un peuple a toujours intérêt à se croire les premiers des hommes. Une nation contente de soi est une nation forte : c’est aussi une heureuse nation.

Le même optimisme se retrouve, au dire des explorateurs, chez les peuples primitifs du centre de l’Afrique. J’imagine qu’il a dû exister, à l’origine, chez tous les peuples ; mais qu’après avoir fait leur grandeur, il a fini par disparaître, chez la plupart, à mesure que l’échange des mœurs et des produits est devenu plus fréquent. Seuls, les Anglais ont été préservés de cette méfiance de soi, de ce découragement, de ces scrupules pessimistes, qui sont la suite fatale du cosmopolitisme. Peut-être en ont-ils été préservés, simplement, par le petit bras de mer qui les sépare du reste de l’Europe. On sait avec quelle obstination ils s’opposent, depuis vingt ans, au projet d’un tunnel entre Calais et Douvres : c’est que, d’instinct et profondément, ils craignent une invasion, et non pas une invasion de soldats, mais l’invasion des badauds, plus funeste encore pour leur vie nationale. Ils sentent de quel fâcheux effet serait pour leurs mœurs, leurs idées, pour la tranquillité séculaire de leurs consciences, l’arrivée incessante à Londres de trains de plaisir versant parmi eux des masses d’étrangers. En quelques années, Londres deviendrait pareil à Paris, à Bruxelles, à Berlin. Le dimanche anglais ressemblerait à nos dimanches, ce qui ne serait, sans doute, pas grand dommage ; mais avec le dimanche anglais