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livre, Trois ans à la Martinique, où l’on trouve, à côté de descriptions heureuses, une étude un peu écourtée du parler créole, ennemi de toute syntaxe, mais non du bon sens et de la poésie. La sagesse des nations ne s’exprime pas moins bien en ce langage incomplet que dans les langues les plus perfectionnées. M. Garaud a lié une belle gerbe de proverbes : Zaffé cabrit, pan zaffé mouton (Les affaires du cabri ne sont pas celles du mouton). Chaque bête à fé ka clairé pou name yo (Chaque luciole, bête à feu, brille pour elle-même). Quand milate tini yon cheval, yo di négresse pas maman yo (Quand un mulâtre possède un cheval, il nie qu’il ait une négresse pour mère). Padon pas ka guéri bosse (Les excuses ne remédient pas aux injures). Chien tini quat’ pattes, pas ka prend’ quat’ chemin. (Le chien a quatre pattes, mais il ne prend pas quatre chemins à la fois). Dent pas khé (Les dents n’ont pas de cœur). Von main doué lavé l’aut’ (Une main doit laver l’autre. Il se faut entr’aider).

Le noir qui, la houe ou le coutelas en main, peine toute la journée, sous l’implacable soleil, dans le champ de canne, ne parle guère que le créole. C’est dans son patois qu’il raconte ses histoires, qu’il chante et qu’il discourt avec l’éloquence naturelle des simples. Quand, après s’être dit des injures ou « gourmés, » des hommes ou des femmes vont devant le juge de paix ou comparaissent devant le tribunal, ils s’expliquent en créole, et le magistrat y met parfois du sien. — Ce pas zaffai à moin ça, ché (Ce n’est pas mon affaire, cela, cher), répondait fort librement un jour au président du tribunal, un peu interloqué, un vieux noir aux cheveux tout blancs. Ce « Ché ! » il revient à chaque instant dans la conversation pour la faire plus caressante et plus douce. Du contact avec les Espagnols et de l’occupation anglaise, il est demeuré beaucoup de mots dont l’origine n’est pas douteuse. Le mot hiche (enfant) vient assurément de hijos, comme la formule « demander pour » est un anglicisme certain, to ask for. Puis il y a un grand nombre de vieux mots français : gourmer, mamaille (marmaille), bâ moin (baille-moi), fai fleur (faire fleur, conter fleurette), etc. La langue est un des traits essentiels de la physionomie d’un peuple. Le parler créole de la Guadeloupe n’est pas tout à fait celui de la Martinique, qui diffère un peu de celui de la Guyane, et l’on s’exprime autrement à la Nouvelle-Orléans, à Maurice et à Bourbon, mais ce n’en est pas moins le trait commun de nos colonies, ce patois un peu enfantin, avec son charme familier, son goût de terroir, quelque chose d’un vieux vin de France qui, sous ces climats de feu, aurait dépouillé sa verdeur.

Et presque partout l’on entend murmurer, avec des nuances de passion et de langueur, la chanson classique et triste des adieux :