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Vue de la mer, cette nature est un enchantement, et le regard ne se lasse pas de la contempler : elle respire la douceur d’être et la joie de vivre. L’impression s’accroît et se divinise quand on habite ces beaux lieux. Aux heures accablantes du jour comme aux frais momens des matins et des soirs, c’est une ivresse un peu sensuelle de l’âme, et parfois une langueur infinie, des ardeurs et des lassitudes, la poésie matérielle de la terre et de son incessante et inépuisable fécondité, dans l’éternelle jeunesse d’un violent été, sans automne, sans hiver et sans printemps.

Et c’est un spectacle magique que celui des champs de canne, s’étendant à perte de vue, comme la mer, et ondoyant sous la brise, avec des frémissemens, comme les blés d’or… La canne à sucre est la ressource suprême de la Martinique et de la Guadeloupe. C’est tout leur bien ; ce fut jadis leur richesse, au temps où l’on ne connaissait pas le sucre de betterave. Toute la population agricole vit de la canne à sucre dont la culture se développerait bien plus encore si les bras ne manquaient point. À la faveur de certains avantages douaniers, on a pu espérer que le café et le cacao, même la vanille, les cultures historiques aujourd’hui les cultures secondaires, reprendraient un peu de terrain, mais il y faut tant d’application, de soin et de persévérance ! Il faut attendre trois ans les premières baies du café, tandis que l’on plante et coupe la canne à sucre d’un hivernage à l’autre. Que l’on s’y résigne ou non, longtemps encore le sucre sera le produit principal, avec le rhum, de nos Antilles françaises. La Guadeloupe donne 45 millions de kilogrammes de sucre et la Martinique 35 millions de kilogrammes, auxquels il faut ajouter 18 millions de litres de rhum. Si, par aventure, à la suite de l’un de ces cataclysmes dont ces îles sont trop souvent le théâtre, la culture de la canne venait à disparaître, il ne resterait plus aux malheureux habitans qu’à fuir une terre ingrate et désolée !

Il n’y a pas de « question sociale, » il y a des « questions sociales. » Aux Antilles, la culture de la canne est une de ces questions sociales. Le régime de la propriété et celui de l’impôt, les progrès de l’industrie et les variations des négociations commerciales, l’organisation du travail et sa rétribution, tout s’y rattache et en dépend. Et le crédit ? Les capitaux considérables qu’exige la grande culture lui sont prêtés par le Crédit foncier colonial à qui le budget de la colonie alloue une garantie d’intérêts, et qui s’y est ruiné en même temps que bien des propriétaires. La pénurie de la main d’œuvre complique étrangement le problème. Au fur et à mesure que l’instruction se répand, les travailleurs diminuent. La noble agriculture, nourricière des hommes, longtemps