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la glorieuse mutilée de 1870 d’autres destinées que celles du Portugal.

Mais si l’on écrit et si l’on discourt beaucoup moins à propos de l’ancien patrimoine colonial de la France que du nouveau, il ne s’ensuit pas que les îles et les continens conquis jadis et ensemencés au prix de tant d’efforts ne méritent pas la sollicitude de l’opinion et des pouvoirs publics. À s’en tenir aux Antilles françaises, la Guadeloupe et la Martinique, par les intérêts qu’elles représentent et par les traditions qu’elles ont conservées, par leur état social et politique comme par leur agriculture et leur industrie, par leur commerce et par le rôle qu’elles peuvent jouer un jour dans la défense nationale, appellent, retiennent l’attention, et soulèvent des problèmes de la plus haute gravité. À leur sujet, des esprits chagrins ou prévenus évoquent volontiers le fantôme de Saint-Domingue et d’Haïti, ou encore celui d’un certain état d’âme américain qu’ils seraient peut-être fort embarrassés de décrire avec quelque précision. D’autres, dans ces colonies de l’ancienne France, veulent voir des départemens de la France de nos jours, et se portent garans que ces territoires exigus et lointains, en dépit et peut-être à cause de la diversité des races, et du sang africain qui coule dans les veines, sont féconds en hommes intelligens, laborieux, éclairés, et capables de rendre à la chose publique les plus éminens services… Que faut-il croire de ces affirmations et de ces généralités contradictoires ? Que l’esprit de système s’y montre avec ses habituelles exagérations, et que, s’il y a là une très intéressante question de sociologie, tenter d’étudier, sous les aspects divers de leur activité et de leur pensée, en 1893, les Antilles françaises, est encore le procédé le meilleur pour l’élucider, sinon pour la résoudre.


I

Ce sont des îles merveilleuses, des nids de verdure, des rochers, des mornes, des pitons, des ravins profonds tapissés de hautes fougères, de bégonias et d’orchidées, des eaux chantantes, des sources, des ruisseaux, des torrens, des cascades, des symphonies de verts et de bleus, des chœurs assourdis d’insectes et d’oiseaux-mouches, et des silences qui ont aussi leur harmonie. À la Guadeloupe, le paysage est plus grandiose, plus tragique, le roc plus escarpé, le précipice plus effrayant, au pied de la nudité chaude de la Soufrière ; à la Martinique, il est plus familier, avec des lignes plus arrondies et plus caressantes, plus joli, et d’une autre beauté, plus attirante si elle a moins de majesté et de sublimité.