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grande silhouette du Capitole et les arcades du théâtre de Marcellus. Là, adossé à un pilier, rigide telle qu’une statue de pierre, un homme, un prêtre semblait attendre la venue du cortège. Cencius, qui courait en tête de sa meute, lui fit un salut que le prêtre ne rendit point. Mais quand le pape passa devant lui, Déodat rejeta vivement en arrière son capuchon et lança à sa victime un regard d’ironique triomphe. L’apocalypse de la nuit de novembre était accomplie.

La troupe s’engagea dans un réseau de ruelles tortueuses et s’arrêta bientôt en face d’une citadelle féodale, la tanière du baron. Cencius fit entrer ses gens dans la cour avec le prisonnier, et ordonna que la porte tût barricadée sur-le-champ. Il conduisit lui-même le pape à l’étage élevé du château, dans une cellule dont l’unique fenêtre donnait sur l’intérieur, et, lui montrant une sorte de stalle appuyée à la muraille :

— Assieds-toi, dit-il, tu seras là comme un chanoine de Saint-Jean-de-Latran. Quand il fera jour, nous causerons. Si tu veux la paix, je te la vendrai très cher. Si c’est la guerre, le souvenir en épouvantera les arrière-petits-fils de tes cardinaux.

Et il abandonna Grégoire, sans lumière, au fond de la cellule.

Les heures s’écoulèrent, lentes et froides. Le pape se sentait abîmé dans l’horreur de cette nuit. Il se demandait comment Dieu avait permis une telle impiété et par quel mystère de la justice éternelle il expiait, lui, moine chaste et pieux, le scandale des pontifes qui, au temps de sa jeunesse, avaient déshonoré le siège de Saint-Pierre. C’était donc une œuvre vaine que l’héroïque effort soutenu par lui, durant près de trente années, pour purifier l’Église. Les papes dont il avait été le conseil et l’ami n’étaient donc point assis à la droite du Père et n’avaient pu le secourir par leurs prières à l’heure suprême de son combat. Une grande angoisse troublait aussi sa conscience. Il s’était peut-être trompé, en recherchant avec trop d’âpreté la puissance temporelle, en prenant dans sa main à la fois les deux glaives, en obligeant ses barons à ramper à ses pieds, en abattant sans pitié leurs tours et leur orgueil ; trompé encore dans son trop grand amour pour l’ascétisme et la sévérité qu’il avait mise à imposer à tous ses frères du sacerdoce la discipline monastique. Quant au lendemain, au plus prochain avenir, il osait à peine y penser. Sa tiare avait été foulée dans la fange de la rue ; un voleur avait ravi sur sa poitrine la croix épiscopale ; il n’était plus bon qu’à enfermer pour le restant de ses jours en quelque cloître perdu dans les montagnes de Sabine. Il frémissait en se demandant quel successeur ses maîtres lui réservaient, quelque évêque allemand, plus dévoué à César