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château, mon pauvre Cencius, et tu viens demander l’hospitalité au vieux Déodat, prêtre indigne de la sainte Église ?

Cencius se leva, pris d’une fureur subite :

— Oui, il m’a chassé, outragé, réduit au brigandage. Il m’a banni du troupeau chrétien, il a mis son talon sur mon front. Est-ce que Dieu ne permet point que l’on touche à cet homme, comme on arrête un voleur de nuit ?

— Il est l’oint du Seigneur, répondit le prêtre d’un ton ironique ; et puis, Dieu, vois-tu, nous n’en sommes pas bien sûrs… le diable, à la bonne heure !

— Tu es sûr de Satan, Déodat ?

— Certes, mon cher seigneur, sûr comme je le suis de ta présence ici, dans ma bonne tour. Je le porte dans ma tête et dans mon cœur.

Cencius contempla son hôte avec un certain effroi. Un instant même il recula, comme s’il voulait fuir. Mais Déodat fixait sur lui un regard dominateur et caressant à la fois ; Cencius se rapprocha doucement du prêtre.

— Si tu voulais m’aider à le frapper, à l’arracher à sa chaire, à le tuer, au besoin, ainsi que nous fîmes si souvent, jadis, quand nous étions les maîtres de notre évêque.

Déodat marcha vers la fenêtre, l’ouvrit, et appelant d’un geste le baron :

— Regarde, dit-il.

Le spectacle, du haut de la tour des Saints Jean et Paul, était extraordinaire. À perte de vue, sur la campagne de Rome, se déroulaient les ondes de la brume grise, soulevées çà et là en houles puissantes par les replis du terrain et la crête des grands aqueducs : on eût dit un océan de ténèbres, un océan mort et silencieux. À gauche, contre la brusque montée du Cœlius et les remparts de la ville, la vague de vapeurs se rehaussait tout à coup, d’un élan prodigieux, comme pour se ruer à l’assaut du Latran ; mais la basilique auguste, appuyée à la noire forteresse pontificale, inviolable entre la terre et le ciel, semblait se rire de la tempête. Une petite lumière, la lampe de Grégoire, le pilote du navire, brillait toujours dans la nuit.

Cencius se pencha en dehors de la fenêtre ; mais il ne comprenait rien à ce tableau étrange. Déodat haussa les épaules.

— Il y a là-bas, dit le prêtre, une royauté trop haute pour qu’une bande d’émeutiers puisse l’atteindre et la détruire. Depuis des siècles, la populace de Rome, les seigneurs et les empereurs ont violenté les papes ; mais la papauté a duré, et elle enterrera tout au moins les barons et les empereurs. Depuis cent ans et plus,