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vaste ensemble, si mutilé, dont on puisse dire qu’il est plus ancien que les autres et qu’il remonte au-delà de l’époque arsacide. Peut-être tout le monde ne partagera-t-il pas cet avis. M. Darmesteter lui-même a modifié bien des choses dans sa manière de voir, depuis le jour où il a abordé l’étude de l’Avesta, mais sans cesser d’être conséquent avec lui-même, et ses variations ne sont que le résultat de l’application des mêmes principes. L’aboutissant n’est plus le même, la ligne n’a pas changé. C’est là le point essentiel. Dans les matières scientifiques, on ne peut prétendre à la vérité absolue, il faut y tendre. Ce qui importe, c’est que la direction soit bonne. Il est facile de plaisanter les variations de la science et d’invoquer contre la méthode critique l’incertitude de ses résultats. Mais les variations sont la condition du progrès et la marque de la vie. Et quelle science est plus vivante que celle de ces anciennes civilisations orientales ? Au lieu de contes, échafaudés sur quelques paroles mal comprises des historiens anciens qui n’étaient eux-mêmes pas toujours bien renseignés, nous nous trouvons en présence de la réalité, prise en pleine vie dans les livres antiques que la science philologique nous a rendus.

Sans doute, on éprouve quelque déception à voir rabaisser de centaines, quelquefois de milliers d’années, des écrits auxquels l’imagination se plaisait à prêter une antiquité fabuleuse ; mais n’est-ce pas quelque chose de replacer les faits dans leur véritable milieu, où ils se comprennent et où ils s’expliquent les uns les autres, et de les faire rentrer dans les lois de l’esprit humain, au lieu de les reléguer dans des temps préhistoriques où ils nous apparaissaient comme des prodiges inexplicables. Si l’imagination y laisse quelques-unes des brillantes couleurs de sa robe ondoyante, l’esprit éprouve à ces déductions la satisfaction profonde que donne la conquête de la vérité ; et, au-dessus du soubassement solide formé par l’histoire, il voit se dresser la véritable antiquité, dont la tête se perd dans les nues. Nous n’en distinguons pas encore tous les traits ; mais ce que nous en entrevoyons suffit pour nous permettre d’en saisir les proportions et les lignes générales, et d’en mesurer la grandeur. D’autres s’élèveront plus haut que nous. L’essentiel est d’avoir une base solide et de ne procéder que sûrement et pas à pas, en partant du certain pour expliquer l’incertain ; c’est le travail de l’histoire ; et à un point de vue plus général, c’est celui que poursuit dans tous les domaines l’esprit humain au travers de ses efforts pour arracher au passé le secret des origines de l’humanité.


PHILIPPE BERGER.