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Keresâni. Il a servi par la suite à désigner les infidèles du pays de Roum, c’est-à-dire les chrétiens byzantins. Qui sait même si, dans l’adaptation de ce terme aux chrétiens, il n’y a pas eu un jeu de mots plus ou moins inconscient sur le nom des chrétiens, Christiani, Keresâni, Kilisyak ? Quoi qu’il en soit, la traduction de Keresâni par Kilisyak nous prouve que, d’après la plus ancienne tradition pehlvie, le Keresâni désignait Alexandre.

Ainsi s’expliquerait ce fait, étrange au premier abord, que l’organisation politique de l’Avesta ne connaît pas un empire iranien, ayant à sa tête un roi des rois. Le titre qui désigne l’autorité suprême est celui qui, dans les inscriptions de Darius, désigne les satrapies. C’est que, à l’époque où tut rédigé l’Avesta, le titre de roi des rois avait passé des souverains perses à Alexandre et à ses successeurs, les Séleucides et les Ptolémées. Les inscriptions phéniciennes et grecques nous en ont apporté la preuve. En plusieurs endroits, d’ailleurs, l’Avesta paraît combattre le bouddhisme, dont l’apparition et les migrations en dehors de l’Inde peuvent être datées avec une très grande approximation et nous ramènent à peu près à la même époque.

Aux argumens tirés de l’histoire viennent se joindre d’autres preuves qui tiennent au fond même des idées de l’Avesta. Immédiatement au-dessous d’Ahura-Mazda, la mythologie avestéenne place un génie, nommé Vohu-Manô, « la Bonne pensée, » le premier des Amshaspands, qui est, suivant le Bundehesh, cette amplification persane des parties cosmogoniques de l’Avesta, « la première création spirituelle d’Ormazd, le principe moteur du monde créé par lui. » Or, cette bonne pensée présente, sinon pour la forme, du moins pour l’idée dont elle est l’expression, une analogie qu’il est difficile de méconnaître, avec la Parole, le Logos, qui joue un si grand rôle dans la philosophie judéo-alexandrine. Comme le Logos, comme la Sapience, Vohu-Manô est le premier né de tous les êtres, et c’est avec lui qu’Ahura se consultait, lorsqu’il procédait à ses créations successives. Peut-être l’idée morale tient-elle une plus large place dans la conception persane, mais, au fond, Vohu-Manô se confond avec la pensée d’Ahura-Mazda : « C’est par ta pensée, dit un des Gâthas, qu’à l’origine, ô Mazda, tu as formé et nous, et le monde, et la religion, et les intelligences ; que tu as mis la vie dans le corps (comme Dieu, dans la Genèse, donne la vie à l’homme en soufflant dans ses narines un souffle de vie) ; que tu as créé les œuvres et la doctrine, et que tu inspires leur désir à ceux qui y aspirent. »

Le prologue des Proverbes qui porte, presque à chaque ligne, l’empreinte profonde de cette philosophie, dont s’est pénétré l’esprit juif