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SCHOPENHAUER


qui est le principe de tout, devait passer en ce temps pour un mauvais plaisant ou pour un fou mélancolique. Dans un passage de son livre sur l’Allemagne, qui frappa beaucoup Schopenhauer, Mme de Staël avait avancé comme lui « que la volonté, qui est la vie, la vie, qui est aussi la volonté, renferment tout le secret de l’univers et de nous-mêmes. » Mais elle n’avait pas dit que la volonté d’être est le malheur et le péché originel ; elle n’avait pas apostrophé le démon créateur, elle ne lui avait pas crié en lui montrant son œuvre : « Comment as-tu osé interrompre le repos sacré du néant, pour enfanter un monde qui n’est qu’une vallée de misères, de larmes et de crimes ? »

Les temps changèrent, le vent tourna, et l’on se prit à douter que la raison fût le souverain arbitre des destinées humaines. Les peuples avaient obtenu par de patiens efforts et à la sueur de leur front une partie des libertés qu’ils réclamaient, et à peine les eurent-ils conquises, ils les prirent en pitié, s’étonnèrent de les avoir tant désirées et découvrirent que l’espérance nous procure plus de bonheur que la possession. Les sciences avaient fait de merveilleux progrès ; elles racontaient aux hommes des histoires vraies, qui ressemblaient à des contes de fées, et elles leur promettaient de transformer le monde. Mais malgré leurs admirables inventions, on s’apercevait que la somme des biens et des maux restait à peu près la même, que ni les chemins de fer, ni les télégraphes, ni la chimie, ni la physique ne guérissent les cœurs malades. L’industrie opérait des miracles, on demandait à l’économie politique d’en faire, elle se déclarait impuissante. Les antiques traditions, les anciennes habitudes s’étaient perdues, et on se dégoûtait des nouvelles idoles comme des vieilles ; on ne savait comment les remplacer, on attendait quelque chose qui ne venait pas. Il semblait que tout fût possible, et il était aussi difficile d’être heureux qu’avant l’invention des machines à vapeur. On rêvait beaucoup, et à force de rêver, les nerfs étaient devenus plus irritables, les imaginations plus agitées et plus inquiètes. Les désirs satisfaits faisant naître de nouveaux désirs, jamais on n’avait été plus avide de jouissances et si sensible aux privations. Les sages qui se contentent de peu n’osaient plus convenir qu’ils étaient contens, et la vanité s’en mêlant, les mécontens faisaient gloire de leur inexorable ennui. Une philosophie pessimiste était assurée désormais de se gagner la faveur publique. Schopenhauer détrôna Hegel, il devint le philosophe à la mode, et quand il affirmait que tout est fiction, mensonge, vaine apparence, on lui passait facilement cette proposition et on répétait après lui : Betrug ist alles, Lug und Schein.

Il comptait bien que son jour viendrait, et sa renommée soudaine le réjouit plus qu’elle ne l’étonna. En peu de temps, cet homme ignoré, qui avait atteint la soixantaine, était devenu un homme illustre, un écrivain goûté, admiré, encensé. On accourait de loin pour le voir, on