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Table-Ronde, aristocratiques, poétiques, et déjà précieux sont à leur tour une réaction contre la littérature des Fabliaux. Mais plus favorisés de la fortune, quand les Fabliaux ont été morts, les romans de la Table-Ronde ont continué de vivre, en se transformant, si même on ne doit dire que, — comme il arrive tous les jours dans la nature, — vainqueurs des Fabliaux, ce sont eux qui les ont tués.

Car on a cru longtemps que nos Farces du XVIe siècle auraient hérité de nos Fabliaux, et M. de Montaiglon pouvait écrire encore, il y a vingt ans, dans la préface de son Recueil de Fabliaux : « Lorsque l’élément comique, après avoir été d’abord un détail pour reposer de la gravité des Mystères, après s’y être étendu jusqu’à passer à l’état d’intermède, s’est détaché du drame religieux et est devenu non pas la comédie, mais cependant une vraie pièce de théâtre, et ce qui s’est appelé la Farce, celle-ci a tué les Fabliaux : elle lui a tout pris, ses sujets et ses personnages, ainsi que son esprit et son ton lui-même… C’est si bien le même esprit, les mêmes visées, les mêmes auteurs, que du moment où, pour préparer le retour à la comédie, la farce a fait rire nos pères en se moquant d’eux à la façon des fabliaux, il n’y a plus de fabliaux ; ils sont morts, ou, pour mieux dire, ils se sont métamorphosés pour revivre sous une nouvelle forme. » Mais c’est ce que refusent aujourd’hui d’admettre, d’une part, les historiens de nos anciens fabliaux, comme M. Bédier, et de l’autre, ceux de notre ancien théâtre, comme M. Petit de Julleville. « Mous avons conservé quelques centaines de fabliaux, dit à ce propos M. Petit de Julleville, et nous ne possédons pas moins de cent cinquante farces. Si la farce n’était qu’un fabliau métamorphosé, quarante ou cinquante farces reproduiraient sous la forme dialoguée le récit d’autant de fabliaux. » Et M. Bédier ajoute : « Pour vérifier l’hypothèse, il faudrait retrouver dans l’œuvre d’un poète, ou de deux poètes contemporains, à la fois des fabliaux et des farces. Rien de tel. Non-seulement, il n’y a pas coexistence des deux genres, mais il n’y a pas succession immédiate.., et pendant soixante ans au moins, nous ne rencontrons dans notre histoire littéraire ni un fabliau ni une farce. » En réalité, la disparition des Fabliaux a été « soudaine et complète. » Si le fond en est demeuré, la forme, — qui est constitutive des genres littéraires, — en a cessé brusquement d’exister. Elle s’est nouée pour ainsi dire, par arrêt de développement, à un moment précis de son évolution, que l’on peut placer vers 1350 ; et, de cet arrêt de développement si l’on cherche la cause, on la trouve dans une modification de l’état social, elle-même suivie d’une conception nouvelle de la littérature et de l’art, dont le succès des romans de la Table-Ronde est précisément l’expression.