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n’étaient imposés, mais c’était prier que de travailler de ses mains en élevant son cœur vers les esprits. Cette terre de Palestine en était pleine ; ils venaient murmurer aux oreilles des deux époux d’étranges révélations, ils leur expliquaient les symboles cachés dans le Talmud et la Kabbale.

Dans ce milieu si favorable, leur exaltation monta au lieu de se calmer ; l’espèce de pontificat qu’ils exerçaient grandit la conscience de leurs relations avec le monde de l’au-delà ; échappant à tout contrôle, leur passion croissait sans cesse, et ils prenaient la paix heureuse dont la nature les environnait pour une marque de la faveur des génies. Ils étaient maintenant si profondément mêlés que la pensée de l’un était agie par l’autre, sans communication préalable, en vertu d’une union cérébrale intime et mystérieuse. Un jour, Lawrence sentit un besoin violent d’écrire, et pourtant il ne savait quoi, c’était une volonté sans objet, un désir puissant et indéterminé. Alice cria tout à coup : « Je sais ! » et elle commença à dicter tout un livre, Sympneumata, un livre confus de voyante aux phrases haletantes et emmêlées : « Écris donc toi-même, puisque tu dictes, » lui dit son mari. Mais elle ne pouvait pas. Il lui semblait qu’elle n’avait pas de mains, qu’elle ne pensait qu’à travers lui. Un tel état d’âme était le couronnement de leurs espérances. C’était ainsi que la vérité serait enseignée au monde, « révélée d’abord à la femme, communiquée par l’homme. »

Il semble que l’esprit ne puisse plus toucher terre, après ces excursions dans des domaines qui touchent à ceux de la folie. Lawrence savait cependant encore reprendre pleine possession de lui-même. À la même époque que Sympneumata, il écrivait Altiora peto, où la phrase sonne très claire et spirituelle, et plus tard encore la Mousse d’une pierre qui roule, le plus vivant, le plus amusant des livres où il a résumé ses souvenirs de voyage. Il distinguait très bien la paille dans l’œil de ses frères ennemis mystiques. Le bouddhisme ésotérique lui paraissait une chose fort plaisante : « Ils font des miracles à l’aide de leur sixième sens, écrivait-il. Leur sixième sens consiste à perdre les cinq autres. Cette condition une fois remplie, ils croient faire, ou voir faire, tout ce que vous voudrez. » En même temps qu’il répondait à des lettres chaque jour plus nombreuses, car beaucoup d’âmes malades s’adressaient à lui pour lui demander ordre ou conseil, et il était devenu prophète comme Harris, — il continuait à s’occuper de l’émigration juive, restait capable d’énergie physique, montait à cheval, dirigeait la culture de ses domaines, faisait bâtir.

L’été, on quittait Haïfa, on se réfugiait au fond d’une gorge du Carmel dont la fraîcheur était délicieuse, dans une petite maison