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sur la tête le plus formidable coup dont on puisse assommer un fou amoureux. Il lui défendit de se marier.

Le besoin de commander, de manier des âmes était devenu chez lui plus fort que l’intérêt. On lui offrait une fortune nouvelle à englober dans celles qui chaque jour élargissaient Brocton. Cela ne suffisait pas. Qui disait que cette jeune femme, sur laquelle il n’avait pas mis sa forte empreinte, n’allait pas lui voler Lawrence, sa conquête ? Et puis la communauté réagissait sur le pasteur. Si Lawrence devait trouver sa contre-partie, n’était-ce pas à Brocton même, parmi les initiés ? Car tout homme ou toute femme a sa contre-partie, les époux sont désignés de toute éternité. Seulement parfois l’un des deux est déjà « de l’autre côté, » dans le monde des esprits, et alors le vivant reste sur terre, isolé en apparence, mais en communication occulte avec son conjoint céleste : mariage secret et divin, le plus délicieux de tous, puisqu’il donne ici-bas la sensation de l’absolu. Aussi le Prophète fit-il écrire par une « mère » dans laquelle il avait mis son autorité, — et ce n’était pas lady Oliphant, toujours esclave et qui continuait à laver la vaisselle, mais peut-être l’ancienne amie d’Oliphant, — il fit écrire au fiancé que la voie droite était « purification d’abord, mariage ensuite. » Et l’ordre venait, formel, avec des mots doux et faux, des mois du nouveau patois de Chanaan : « Si cette chère enfant veut s’abandonner entièrement à Dieu, accepter toutes les épreuves auxquelles elle sera soumise et se préparer à servir comme servante dans le nouveau royaume de Dieu, alors peut-être le Père vous réunira-t-il plus tard, quand et comme il lui plaira, et si vous êtes vraiment destinés l’un et l’autre. »

Il ordonnait, les deux disciples obéirent. Alice partit pour Brocton, afin d’apprendre à aimer Christ et l’humanité avant son époux. Elle et Lawrence avaient mis leur âme entre les mains de Harris ; dans leurs lettres, séparés par l’océan, ils ne se parlaient pas d’eux, mais de lui. Cette mère qui avait envoyé la condamnation, il fallait l’aimer. « Verse ton cœur en elle, disait le fiancé, dis-lui bien tout, et si tu peux, appelle-la ta mère. » Il lui recommandait surtout d’obéir au Prophète ; il était rude, vulgaire, n’avait jamais vécu dans le monde, sa parole était farouche, à certains momens il était presque « repoussant. » Pourtant il fallait l’accepter, toute force venait de lui, et quand il sentait la moindre froideur à son égard, il arrêtait tout le travail de régénération. Leurs existences étaient emmaillées dans la sienne, leur souffle mystique était mêlé au sien. « Surtout, ajoutait-il héroïquement, faisons en sorte que le monde ne l’accuse pas, ne croie pas que c’est lui qui ordonne : ayons l’air libre !… Obéis au Père, va, sa présence est terrible, mais bénie. Moi, j’ai obéi,