Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/143

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mystère passionnant, on ne savait si l’Allemagne n’allait pas éprouver quelque remords d’avoir laissé sa victoire incomplète ; on ignorait quel gouvernement allait naître, il y avait trois prétendans, des communistes sanglans des blessures reçues, décimés, mais prêts à se venger ; des royalistes qui se croyaient bien près d’être vainqueurs, et des républicains anxieux du sort de cette république sortie d’atroces défaites. Et dans Paris en cendres, cependant, les étrangers revenaient déjà, par habitude d’abord, et aussi par curiosité. Tant de familles françaises étaient en deuil ou ruinées qu’il n’y avait plus guère que ce monde cosmopolite qui reçût et donnât des fêtes. Ce fut dans ce monde-là, dont il était le lion, que Lawrence rencontra celle qu’il devait aimer par-delà la mort.

Les gens qui l’ont connue disent qu’elle était très belle et singulière. Elle avait cette voix des Anglaises, qui, parlée, est une musique d’oiseau ramageur, quelque chose d’admirablement délicat, de vif et de volontaire en même temps, l’intelligence d’un homme et l’intuition d’une femme, des yeux bleus et verts, changeans et profonds, où semblait dormir le secret d’une science inconnue, — les yeux de la Ligeia, d’Edgar Poe, — et son nom était, comme elle, joli et un peu mystérieux : elle s’appelait Alice L’Estrange.

Elle aussi, elle était rongée du mal de croire, la « maladie sacrée » d’Héraclite, elle avait soif d’une religion qui la satisfit, à laquelle on put se donner tout entière. Le Dieu des chrétiens, qui permet la douleur et le mal, ne lui paraissait plus qu’un faux dieu, et les cultes chrétiens, asservis au monde, des cultes méprisables. Il lui fallait une croix. Quand Oliphant lui parla de Brocton et du Prophète, son cœur s’enthousiasma. « Vivre la vie, » n’était-ce pas sentir en soi Dieu lui-même, communier avec lui vraiment, physiquement, aimer en son époux, non plus lui-même, mais l’humanité, mais l’univers, exaltant ainsi l’amour jusqu’aux extrêmes limites que puisse supporter l’âme humaine ? Et pour cela, il n’y avait qu’à rejoindre la communauté de Brocton, revenir à la simplicité par de rudes travaux et mettre sa fortune et son âme entre les mains du Père ! C’était trop peu pour un si grand bonheur. Elle croyait à Harris, s’abandonnait à lui. Jamais on ne vit tel mariage dans si haute société. Il fut impossible de rédiger un contrat : quand on demanda à Lawrence ce qu’il possédait, il refusa très catégoriquement de le dire pour ne pas gêner la gérance du Prophète. Il s’opposa également à l’application du régime dotal aux biens de sa femme : une fois ceux-ci devenus inaliénables, elle n’aurait pu les déposer aux pieds de Harris. On juge de quel œil la famille L’Estrange regardait le fiancé. L’autocrate religieux auquel il sacrifiait tout aurait dû, lui au moins, lui montrer quelque gratitude : il lui asséna