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Times. Durant toute la campagne il suivit les deux armées, sautant de l’une à l’autre, « franco-maniaque » d’instinct, prétendait-il, mais pas assez pourtant pour s’aveugler sur les véritables intérêts de son pays en cette occasion. La France avec sa flotte était l’ennemie née de l’Angleterre, et l’Allemagne, d’autre part, l’ennemie née de la Russie, ce qui fait qu’en somme il vit notre écrasement en spectateur un peu moins que désintéressé. S’il constatait, — sans le publier, de crainte de se brouiller avec l’état-major, — « que les troupes allemandes pillaient effroyablement, » il déclarait aussi, délibérément, « que rien n’était plus lâche et plus misérable que la conduite des troupes françaises. » La guerre finie, la Commune allait lui donner de l’ouvrage ; il assista à ses débuts, mais brusquement il courut au Havre et s’embarqua, laissant le Times se débrouiller comme il pourrait. Le prophète l’avait rappelé, mais non point rappelé par une lettre, ce n’est point de cette sorte vulgaire qu’agissent les prophètes : en autorisant son disciple à accepter les fonctions de war correspondent, il lui avait donné un signe. Il le protégerait au milieu des batailles jusqu’au jour où une balle viendrait casser une vitre au-dessus de sa tête. Cela, c’était le signe : il devait alors revenir en Amérique.

On apprendra avec stupeur que Lawrence fut six mois sans voir de carreau cassé.

Ce qu’il y a de plus étonnant encore, c’est que le Times n’en voulut pas de sa fugue à ce collaborateur fantasque. Il le nomma, après son retour d’Amérique, son correspondant « en pied » à Paris, situation qu’occupe aujourd’hui M. de Blowitz, son successeur et son vivant contraire. L’importance du journal qu’il représentait, son activité dévorante le mirent naturellement en évidence. Le malheur des temps nous rendait la sympathie de l’Angleterre indispensable ; aussi M. Thiers s’efforçait-il de charmer et de capter le journaliste dont les dépêches contribuaient si puissamment à former l’opinion anglaise. Un jour même, il lui proposa en riant, — mais on rit toujours, pour commencer, — « d’acheter le Times. » L’affaire ne se fit pas, si toutefois affaire il y avait, ce qui m’étonnerait. L’idée d’acheter le pontifex maximus de la presse anglaise est si triomphalement ridicule que je doute qu’elle ait jamais existé ailleurs que dans le chimérique cerveau de son correspondant, alors en pleine expansion de bonheur.

Il croyait fermement dans sa religion librement choisie, il avait fini son temps d’épreuves, repris avec la permission du maître sa place dans la société pour laquelle il était né, et sa plume de journaliste. Tout était neuf alors. L’avenir de la France était un