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qu’il se faisait fort d’amener un soulèvement, soupa avec Cavour, qu’il jugea « un gros homme solide, avec une forte tête carrée, des lunettes et une bonne intelligence pratique, mathématique, sans héroïsme, sans principe et sans génie. » Il intrigua, s’agita, agita, n’obtint rien et s’irrita, comme si tout devait céder devant lui, « qu’une si bonne cause fût ruinée, et qu’une canaille comme l’empereur emportât tout devant lui sans que personne bougeât un doigt. » Il y avait bien Garibaldi, mais le jeune aventurier ne faisait même pas grâce à son confrère le chevalier errant. « Tous ces Italiens, écrivait-il, avec tout leur patriotisme, sont aussi puérils, aussi chimériques que possible, et Garibaldi est le pire de tous. Pas moyen de lui fourrer dans la tête un plan pratique pour le salut de son pays. C’est la nature la plus aimable, la plus honnête, la plus innocente, un chef de guérilla numéro un, dans le conseil un enfant. »

Le chef de l’expédition des Mille n’était peut-être point tant innocent, ni si enfant. Lawrence avait peut-être une certaine tendance à juger les gens sur la mine. Pourtant cette espèce de campagne qu’il fit dans ce qu’on pourrait appeler la diplomatie volontaire semble avoir attiré les yeux du gouvernement anglais ; il avait aussi des amis chauds et fort bien en cour qui sollicitaient pour lui : d’emblée on le nomma premier secrétaire à la légation de Yeddo qui venait d’être créée. Justement le chef de mission n’avait pas pris possession de son poste : le jeune homme allait donc pour entrée de jeu remplir, comme chargé d’affaires, les fonctions de ministre plénipotentiaire ; il entrait par la plus belle porte dans cette carrière pour laquelle il se croyait tant d’aptitude. Mais le ciel avait décidé qu’il ne serait jamais ambassadeur : il n’avait pas plus tôt pris possession de son poste qu’une grande émeute éclatait contre les étrangers, la maison de la légation était prise d’assaut et un grand diable de samouraï assénait à Lawrence un superbe coup d’une épée à deux mains qui devait le pourfendre, et qu’il put parer à moitié avec un fouet de chasse. Il en fut miraculeusement quitte pour passer trois mois dans son lit, « troussé comme un poulet » et pour perdre l’usage de quelques doigts de la main gauche. Mais sa mère ne voulut plus entendre parler de cet affreux pays du Japon où l’on coupait en morceaux les chargés d’affaires de la Grande-Bretagne : elle força Lawrence à donner sa démission.

Il reprit donc une fois de plus son métier de grand reporter guerrier, courant là où on se battait, du Danemark à la Pologne, où il assista à l’insurrection de 1863, de Pologne en Autriche. Entre temps il revenait à Londres, où il était devenu l’homme à la mode par excellence, choyé, caressé, appelé dans toutes les