Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/97

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intelligente figure, ce jeune maestro, tout imberbe, la bouche longue et bien faite, le iront haut, sous une forêt de cheveux bouffans. On sent une nature naïve et libre, enivrée de sa gloire précoce, quelques-uns disent prématurée, bien qu’il ait un véritable talent. J’essaie de deviner quelle est la part de l’admiration sincère et celle de parti-pris, de la vanité nationale flattée, dans l’ovation presque continuelle qui lui est faite. Je crois bien que plusieurs de mes proches voisins, les plus bruyans, sont montés à froid. Mais je suis entouré de gens d’une autre race, acteurs admirables, lors même qu’ils n’ont pas besoin de jouer, et je ne sais pas.

L’un d’eux, dans un entr’acte, ami de cœur de Mascagni, me raconte l’histoire du compositeur. Elle commence, à la manière des biographies de beaucoup d’artistes, par la misère. Mascagni est Toscan, il est né à Livourne, une ville toute de commerce, dont j’ai vu les rues et le port sous un jour brumeux, qui ne m’a pas laissé de souvenirs. En 1884, après trois ans d’études au Conservatoire de Milan, pauvre d’argent, doué, paraît-il, d’un appétit formidable, il s’engageait, en qualité de sous-directeur, dans une troupe d’opérette, aux appointemens de 5 francs par jour. Il vécut deux ans de cette vie vagabonde, courant les petits théâtres, tantôt avec un imprésario, tantôt avec un autre. L’ennui l’en prit rapidement. Comme la plupart des Italiens, qui se marient très jeunes, il avait déjà pris femme. Il avait connu, aimé, épousé une chanteuse, honnête fille, pauvre comme lui. Et, vers la fin de 1885, ils s’établirent tous deux à Cerignola, une toute petite ville de Pouilles, près de Foggia. Mascagni s’y fit des amis. Il donna d’abord des leçons de piano, et commença un grand opéra, Guillaume Radcliff, qui n’est pas encore achevé. Puis, un jour, un grand événement se produisit à Cerignola. Le conseil municipal se réunit. Le maire arriva chez Mascagni : « Savez-vous jouer de tous les instrumens ? » demanda-t-il. — De tous, répondit Mascagni. — Depuis la clarinette jusqu’à la harpe ? — Naturellement. — Alors nous vous nommons directeur de l’orchestre municipal, à 100 francs par mois. »

La fortune faisait des avances à Mascagni. Mais la banque locale lui en faisait également. Et la situation de direttore della scuola orchestrale n’eût jamais suffi à donner au pauvre musicien ni la gloire, ni la plus chétive aisance, si M. Édouard Sonzogno, le riche éditeur de Milan, propriétaire du Secolo, et sorte de Mécène pour les artistes italiens, n’avait ouvert un concours d’opéra-comique. Mascagni résolut de concourir, et composa, sur un livret de son ami Taglioni, et d’après une nouvelle de Verga, la partition de Cavalleria rusticana. Il fut l’un des trois élus, et le seul dont l’œuvre, représentée à Rome en 1890, obtint un grand succès. Le